Pour l’historien Jean Garrigues, la pandémie a secoué la logique néolibérale, déjà fragilisée par plusieurs mouvements citoyens. Reste à voir si cette bascule sur le plan des idées sera suivie d’un «dispositif de transformation».
La crise sanitaire a ébranlé le monde politique, et en particulier certains libéraux qui admettent interroger leur logiciel. La pensée libérale a-t-elle vraiment été fragilisée ?
Les choses sont assez claires en termes de cycle historique. Celui de l’Etat-providence s’est ouvert en 1945 et s’est effiloché à partir des années 70 au profit du courant néolibéral, incarné par Ronald Reagan, Margaret Thatcher ou Helmut Kohl. Avec la crise du coronavirus, on voit bien qu’on est arrivé au bout de ce cycle. L’idée selon laquelle on doit raisonner en termes de profit est en train d’exploser. On a constaté que la mondialisation des échanges, la délocalisation des productions, la financiarisation de tous les secteurs viennent percuter l’intérêt collectif et mettre en péril l’existence même des individus.
L’épidémie explique-t-elle à elle seule cet écroulement idéologique ?
Le choc lié à la pandémie a permis la remise en question de cette pensée en faisant exploser les certitudes mais il y avait des soubassements, des signes avant coureur du séisme. Occupy Wall Street, le mouvement des Indignés en Espagne, Nuit debout ou encore les gilets jaunes sont autant de signaux d’une société qui ne supporte plus le système néolibéral qui a permis un temps de résorber le chômage mais ne répond pas aux besoins fondamentaux. La montée des populismes en est un autre symptôme. La prise de conscience écologique contredit aussi cette logique. La crise du coronavirus est en fait venue accélérer cet échec et l’a rendu irréversible.
Comment sait-on qu’on vit un moment de bascule historique ? Qu’est ce qui définit la fin d’un cycle ? Cette remise en cause pourrait être passagère…
Il faut une convergence entre un traumatisme universel et une prise de conscience majoritaire. C’est ce qui fait le succès de l’Etat-providence en 1945. Il faut sortir d’une situation de guerre et il y a une approbation générale à l’idée de construction d’une nouvelle société. Cela s’est traduit par la victoire électorale des gauches.
Et aujourd’hui, la gauche a-t-elle gagné une victoire dans la bataille culturelle ?
La pensée de gauche se trouve réhabilitée de manière assez spectaculaire. Les thématiques qui reviennent au cœur du débat ont été historiquement portées par les gauches françaises : la répartition des richesses, les nationalisations, jusqu'au revenu universel. Toutes ces idées qui étaient marginalisées réapparaissent à un moment de tournant. Il est intéressant de constater que Macron, que certains considèrent comme l'incarnation du néolibéralisme, a remis sur la table le concept de souveraineté. L'idée n'est plus d'adapter l'Etat-providence à la mondialisation mais l'inverse. Ce qui doit dominer n'est plus la logique de productivité et de bénéfices mais de répartition et de sauvegarde. On observe le renouveau d'une idée très ancienne qui est l'une des bases de la pensée sociale en France : le solidarisme, hérité de Léon Bourgeois [député radical de la IIIe République, ndlr].
Peut-on construire «l’après» avec d’anciennes idées ?
L’histoire ne repasse jamais tout à fait les mêmes plats. Les mentalités évoluent. En 1945 par exemple, l’objectif est de reconstruire, de reproduire. Aujourd’hui, les choses sont plus complexes. Les inégalités ont été creusées par les ravages de ce néolibéralisme, cela pourrait donc amplifier la volonté de mieux répartir. La question écologique change également la donne : à la pensée de la protection sociale vient s’agréger une idée de protection de la planète. Enfin, nous ne sommes plus dans une société du travail mais de l’émancipation qui impose de repenser le rapport au temps et à l’individu.
Quelle place peut trouver la droite dans ce contexte ?
Il n’est pas exclu qu’une partie de la droite puisse adhérer à ces idées. Il n’y a pas d’incompatibilité avec la tradition centriste par exemple, une droite sociale peut s’y retrouver aussi. Mais des forces s’opposeront à cette révolution idéologique. Cette crise a permis de mettre en place l’échec de la pensée néolibérale sur le terrain culturel mais mettre en place un dispositif de transformation, c’est autre chose.