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Sergueï Kovalev, une voix russe pour la Tchétchénie

Le dissident et biologiste russe est mort ce lundi à l’âge de 91 ans. «Libé» republie le portrait de cet homme qui s’opposa sans relâche à la première guerre de Tchétchénie.
Sergueï Adamovitch Kovalev, député à la Douma d'Etat et militant des droits de l'homme, lors d'un rassemblement à la mémoire des personnes tuées lors de la guerre en Tchétchénie, le 1er août 1995. ( Vladimir Vyatkin/Sputnik. AFP)
publié le 17 février 1995 à 1h03
(mis à jour le 9 août 2021 à 17h34)

Une main fourrée dans une poche, l’autre faisant tournicoter une éternelle cigarette à bout cartonné, Sergueï Adamovitch Kovalev fait une pause dans l’appartement que la Mission russe auprès de l’ONU a mis à sa disposition durant ses visites à Genève. A 65 ans, dont sept passés en camp de travail soviétique et trois en déportation dans le goulag glacial de la Kolyma en Sibérie, cet homme qui confie fièrement qu’il vient de devenir arrière-grand-père semble taillé dans le roc malgré ses membres frêles et son crâne dégarni. Entre deux épuisantes réunions de la Commission onusienne des droits de l’homme, où il est le représentant officiel de la Russie, il fait un saut à Bonn, en Suisse également, pour s’entretenir avec le chef de la diplomatie allemande Klaus Kinkel, un autre à Paris pour revoir de vieux amis russes, puis annonce d’une voix tranquille qu’il repart prochainement en Tchétchénie.

Car si le rebelle de toujours, que les militaristes russes désignent maintenant comme «l’ennemi de la patrie» risque sa vie sous les bombes russes à Grozny et se brouille avec Boris Eltsine ­dont il était jusqu’à décembre dernier le conseiller pour les droits de l’homme­, c’est parce qu’il a fait de la lutte contre l’agression militaire russe de la Tchétchénie indépendantiste une cause de tous les instants. Le 11 décembre dernier, quand les généraux russes lançaient leur brutale offensive contre la capitale tchétchène, Sergueï Kovalev participait à une soirée moscovite en souvenir de l’académicien Andreï Sakharov, le maître à penser du courant démocratique russe, avec lequel il s’était lié d’une profonde amitié dans les années 70, lorsque Kovalev travaillait comme biologiste dans une station expérimentale de pisciculture. «On disait alors à Moscou que le Président (Eltsine, ndlr) était mal informé parce qu’il ne disposait même pas d’un fax, alors j’ai lancé une collecte pour lui en payer un.» Il y a dans la salle plusieurs hauts dignitaires russes, dont le ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev qui, beau joueur, sera le premier à verser en riant son obole. Mais Sergueï Kovalyev a des idées plus sérieuses en tête. Le délégué général aux droits de l’homme, un poste qu’il occupe malgré l’hostilité des néostaliniens et des partisans de Vladimir Jirinovski depuis sa création en 1994 par la Douma (Assemblée), se dit que «ma place est là où les libertés fondamentales sont en danger, et c’était évidemment le cas en Tchétchénie».

Malgré un accord de principe du gouvernement russe, il a le plus grand mal à monter avec son groupe d’experts dans un avion en partance pour le Caucase. L’armée a fermé la plupart des aéroports autour de la Tchétchénie, et les bureaucrates de l’état-major lui raccrochent au nez. Finalement, après un voyage mouvementé, il se retrouve pendant plus d’un mois sous les féroces bombardements de l’armée russe, dans le «bunker» du président tchétchène Djokhar Doudaïev, mais aussi dans les rues dévastées de Grozny où il tente d’assurer un échange loyal de prisonniers et de répondre aux «mensonges effrontés» de la propagande moscovite, qui assimile les indépendantistes à des «groupes de gangsters». Ses moyens sont aussi dérisoires que sa détermination est sans faille : une nuit, il lui faudra rouler sur une route pilonnée par l’artillerie et l’aviation russes pour téléphoner au Premier ministre à Moscou.

Comme sa deuxième femme Ludmilla, docteur ès sciences, comme sa fille Varvara, étudiante à Harvard, Sergueï Kovalev aurait pu consacrer l’essentiel de sa vie à la biologie, où il s’était particulièrement intéressé au processus de l’impulsion nerveuse. Mais dès 1967, en pleine «stagnation», il participe à la fondation du premier groupe indépendant de défense des droits de l’homme en URSS. Aujourd’hui, il hausse un peu les sourcils quand on lui demande s’il est l’«héritier de Sakharov» ­qui lui a dédié des phrases chaleureuses dans ses Mémoires. Pourtant, «Sakharov et Kovalev étaient particulièrement proches l’un de l’autre, raconte un autre ancien dissident, Victor Fainberg. Ils partageaient une naïveté d’enfant mêlée à un courage personnel extraordinaire, en plus d’une grande exigence éthique. Kovalev est le type même de l’intellectuel russe sorti d’un roman du XIXe siècle».

En mai 1974, quand avec deux amies dissidentes il prend l’initiative de relancer la publication de la revue clandestine Chronique des événements en cours, Sergueï Kovalev n’a rien d’un rêveur passéiste : au contraire, cette initiative va galvaniser des milieux dissidents, à l’époque démoralisés et harcelés par le KGB. Il a déjà été expulsé de l’université de Moscou à cause de son engagement démocratique, il sera lourdement condamné au printemps 1975, et selon la tradition orale et écrite de la dissidence se comportera «impeccablement» pendant sa détention, où il traverse une phase de mysticisme chrétien.

«Le drame du pouvoir en Russie a toujours été sa propension à mentir, constate-t-il aujourd’hui. Le plus effrayant a été de voir comment les plus hautes structures de l’Etat prenaient des décisions contradictoires, fondées sur des informations aberrantes ou délibérément biaisées. La dernière fois que j’ai été reçu par Eltsine, en janvier, il avait l’air très mécontent, et a seulement lâché à la fin : Votre point de vue est compréhensible, il sera pris en compte.» Pour Sergueï Kovalev, qui avait soutenu le Président dans son bras de fer avec le Parlement russe en septembre 1993, la pilule est amère. Mais «l’homme qui a sauvé l’honneur de la Russie» (comme disent ses partisans à Moscou) en risquant sa vie à Grozny pour protester contre la sale guerre, et qui assume la contradiction de représenter la Russie dans les forums internationaux tout en dénonçant ses exactions en Tchétchénie, ne baisse pas les bras. Alors qu’il s’apprête à retrouver la violence quotidienne de cette guerre, il évoque sur un ton égal son «pire souvenir» d’un mois sanglant à Grozny : «Un matin, nous étions sortis du bunker pour négocier la libération de soldats russes blessés, et j’ai vu des dizaines de cadavres dans la rue couverte de débris. Chiens et chats s’acharnaient dessus, et l’un d’eux, pas énorme mais devenu enragé, était prêt à se jeter sur les vivants aussi.»

1930 Naissance à Seredina-Bouda, en Ukraine.

1969 Démis de son poste de directeur du laboratoire de biologie mathématique à Moscou. Première rencontre avec Andreï Sakharov.

1975 Condamné à sept ans de camp de travail et trois de déportation en Sibérie.

Décembre 1993 Élu à la Douma (Assemblée russe). Un mois plus tard, délégué général aux droits de l’homme.

Décembre 1994 Il se rend à Grozny.

Mise à jour : portrait republié lundi 9 août à l’occasion de la mort de Sergueï Adamovitch Kovalev.

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