Portrait mis à jour jeudi 15 août après la mort de Gena Rowlands.
Gena Rowlands aime les spaghettis à l’ail, les alcools forts et les cafés serrés. Il y a quelques jours, chez un restaurateur fameux, elle s’est même laissée aller à l’exploration des secrets les mieux gardés de la cuisine française: escargots, tripes et tête de veau. Elle est comme ça: rien ne l’effraie, tout la tente. D’ailleurs, selon son code de bienséance personnel, c’est plutôt la retenue qui ferait mauvais genre : Gena Rowlands déclare qu’elle ne saurait faire réellement confiance à quelqu’un qui évite la cuisine à l’ail sous le fallacieux prétexte qu’elle contre-indiquerait les baisers.
Trois Gena Rowlands sont venues à Paris ces jours-ci. La femme, d’abord, qui ne manque jamais, à l’occasion de ses passages en France, de sacrifier au rituel d’un shopping mode massacreur de porte-monnaie. L’actrice, ensuite, qui se plie avec une rigueur professionnelle sans faille aux lois de la promotion de Décroche les étoiles, son dernier film, présenté ce week-end à Deauville et sorti ce jour à Paris. La mère, enfin, puisque ce film de Nick Cassavetes est aussi «la première œuvre du premier fruit de mes amours avec John». Et malgré le grand âge (37 ans) de ce grand fils (2 mètres et quelques), Gena Rowlands prend à cœur de le protéger encore un peu, de lui donner encore une fois ce coup d’aile décisif qui permettra son envol.
Décroche les étoiles est largement un film sur l’enfance: quelle fut l’enfance de Gena Rowlands ? «Vraiment très heureuse, parce que mes parents ont toujours été adorables.» De son père, sénateur libéral du Wisconsin, elle affirme avoir hérité le goût du travail bien fait (et un intérêt non démenti pour la vie politique américaine). De sa mère, toujours présente et qui a passé sa vie à peindre, elle considère naturellement avoir reçu la fibre artiste.
Malgré son goût pour la liberté créatrice, son attachement aux cinéastes les moins bridés, sa capacité d’adaptation spontanée à une situation improvisée, ce qui, en amont de tout, signe la marque de son art, c’est le travail, incessamment. «Si vous voyiez l’état dans lequel je mets les scripts ! De vrais torchons, annotés, raturés, pliés, froissés : je lis des centaines de fois ce que je dois apprendre, je m’imprègne en permanence. Je dois dire que même la nuit, systématiquement, je rêve du rôle sur lequel je travaille. Et le jour, je m’applique encore à être le plus fort possible ce personnage-là.»
Il s’en est fallu de très peu pour que Gena Rowlands ne quitte jamais son périmètre de prédilection, les planches, le théâtre. «Ce que j’aimais par-dessus tout, et ce que je continue à aimer, c’est la scène. Je ne pensais vraiment pas être actrice sur grand écran.» C’est d’ailleurs ce qui frappe d’emblée dans le physique, l’allure, et l’élocution de Lady Gena : elle est évidemment une femme de scène; elle a le style rauque d’une tragédienne russe, l’autorité naturelle de qui sait regarder son public droit dans les yeux; elle exhale un parfum de planches et de coulisses et campe droitement, avec cette fermeté qui ne trompe pas, sur ses jambes fines mais musclées. Aujourd’hui encore, c’est le théâtre qui constitue le coeur de sa vie active.
Des scènes du Midwest à celles de la côte Est, elle fait régulièrement la tournée des grandes villes de son pays, et se paye même le caprice de croisières à demi-culturelles sur un paquebot de luxe qui l’amènera cet automne jusqu’à l’opéra de Manaus, en Amazonie, pour lequel elle a concocté, avec une troupe d’amis, un petit spectacle: «Il n’y a rien qui m’amuse plus que ça : voyager le jour et, le soir, jouer.» Très probablement, il en sera ainsi pour toujours : «Vous savez, j’ai vraiment eu la vocation. Je considère que je suis actrice depuis l’âge de quatorze ans !»
Pour se livrer au cinéma, il a fallu qu’un jeune homme à qui elle n’a jamais su dire non la convainque : John Cassavetes, dont la légende, mais aussi la réalité attestée, a voulu qu’il lui fit la cour alors qu’ils prenaient des leçons d’art dramatique dans la même école new-yorkaise. Pour gagner sa vie, Gena faisait l’ouvreuse au Carnegie, un cinéma qui, à l’époque, affichait l’Ange bleu, qu’elle déclare avoir vu quarante-deux fois. Un soir, celui qu’elle aimait déjà en secret vint contempler Marlene, en vertu de quoi le Carnegie servit de premier décor aux amours de John et Gena. «C’est vrai, notre histoire à John et moi est une histoire de cinéma. Notre vie est un film.»
Malgré sa vocation inaliénable, son talent, Gena Rowlands considère que John Cassavetes lui a, sinon tout, du moins beaucoup appris. «Il a permis un déclic. J’ai su grâce à lui comment saisir un personnage, le faire mien. J’ai compris ça dès A Child is waiting, lorsqu’il m’a dit “: Cette femme que tu incarnes, tu l’as prise en main. C’est à toi qu’elle appartient, plus à moi. Je n’y peux strictement plus rien.” Voilà, ça, c’était du John pur sucre.»
Grande dévoreuse de livres, de films sur grand écran, sur cassette et laserdisc (elle veille à l’édition prochaine des films de son époux défunt sur support numérique), Gena Rowlands est aussi une observatrice perplexe de la postérité de John Cassavetes : «Le mot que John a sans doute le plus entendu, c’est “renégat”, alors quand je vois l’espèce de modèle indépendant qu’il est devenu, ça me laisse songeuse.»
Régulièrement sollicitée, Gena Rowlands n’accorde ses faveurs qu’avec parcimonie. «Je suis très touchée, mais je n’aime pas parler de John devant des étudiants ou n’importe quel auditoire. D’abord parce que je trouve très présomptueux de parler à la place d’un autre et ensuite parce que je vous assure que John savait parfaitement faire valoir ses points de vue tout seul. Mais surtout, je ne me sens absolument pas conférencière. Encore moins critique. Je suis une actrice, c’est déjà pas mal, mais c’est tout.»
Le plus beau rôle de toute sa carrière, Gena Rowlands considère que c’est Une femme sous influence, «parce que je n’ai jamais été aussi profondément marquée par un personnage. J’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre et aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de mal à revoir ce film». Tout de même, le mythologique Gloria (1980) n’éveille-t-il pas chez elle une affection particulière ? «Si, mais pour une raison spéciale. C’est un film de commande: c’est moi qui ait demandé à John un rôle avec un enfant. Il m’a écrit celui de Gloria qui, au départ, est quelqu’un qui ne veut pas entendre parler d’enfant. Elle ne les aime pas et n’en veut pas, point.» Elle finira par s’attacher quand même déraisonnablement, indéfectiblement, à un garçonnet en danger: une mère débordante d’amour et pourtant pas commode, une actrice en pleine sève qui hèle les taxis comme nulle autre au monde, une femme bouleversante, intelligente et magnifique: tout Gena.
Gena Rowlands en 8 dates
1934. Naissance à Cambria, Wisconsin.
1952. Débuts au théâtre.
1958. Débuts au cinéma.
1959. Naissance de Nick Cassavetes.
1963. Première collaboration avec John Cassavetes pour Un enfant attend.
1974. Une femme sous influence, de John Cassavetes.
1988. Une autre femme, de Woody Allen.
1996. Décroche les étoiles, de Nick Cassavetes.