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Libération
30 ans, 30 portraits

Françoise Cohen, lent retour

La difficile sortie d’une chômeuse médiatisée du fatum de l’ANPE.
(Christophe Pagès)
publié le 28 août 1998 à 8h30
(mis à jour le 5 décembre 2024 à 7h37)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de redécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, rendez-vous en 1998, avec le désarroi et le combat d’une chômeuse.

Suffit-il à une femme de 51 ans d’avoir la tête juste au-dessus de la ligne de flottaison des statistiques du chômage pour reprendre le chemin de la délicatesse de soi ? Cheveux auburn, maquillage discret, bouquet de roses sur la table de la salle à manger… Françoise Cohen ose aujourd’hui flatter son reflet dans le miroir. Il y a deux ans, quand elle se sentait «moche» et «grosse» de trop de couleuvres avalées, elle avait adressé une lettre désespérée à toutes les rédactions parisiennes. Secrétaire comptable au rancart, trois enfants à charge, 120 francs d’Assedic par jour en voie d’évaporation, téléphone coupé. «Mon cas, qui est celui de milliers de femmes seules, n’intéresse personne. Tout le monde s’en fout. Je ne sais même pas si mon courrier sera lu…» Le plus insupportable, disait-elle, était le linceul de silence jeté sur les victimes de la «loi du marché», fatum homologué par l’ANPE où on lui serinait : «Vu votre âge, madame Cohen, il ne faut plus espérer…»

Nous étions allés dans le F3 de Fontenay-aux-Roses où Françoise Cohen s’agrippait à sa vie dans la chute libre qui avait suivi vingt ans d’une paisible existence en pavillon dans le haut-Fontenay, avec mari marchand de biens et femme de ménage. Krach immobilier autant qu’affectif, divorce sans pension alimentaire, Françoise a joué un temps au jeu des chaises musicales des emplois temporaires d’une entreprise en faillite à une autre, avant de se retrouver dans une HLM meublée par le Secours catholique à faire le ménage chez les rentiers de la crise. Ni bourgeoise décavée ni Cosette, elle avait rejoint la cohorte innombrable des dingues du curriculum vitae qui passent leurs jours à faire le guet entre leur boîte aux lettres et l’ANPE via la photocopieuse. Attente à la Beckett, en dépit de l’abondance des qualificatifs vitaminés : «Ponctuelle, disponible, autonome, polyvalente, discrète, sens du devoir, goût du travail bien fait, de l’esthétisme, de savoir-vivre, de l’accueil et des responsabilités…»

Son portrait de naufragée trop ordinaire dans Libération (2 juillet 1996) a provoqué un élan compassionnel. Vertu ou injustice de l’émotion médiatique pulsionnelle ? Des dizaines d’anonymes ont envoyé chèques, vêtements, lettres de soutien, qui lui ont permis d’apurer quelques comptes. Trois emplois de secrétaire se sont offerts, dont un contrat à durée indéterminée proposé par Génération Ecologie. Mais le conte de fées a viré à la mauvaise farce quand GE a renié sa promesse verbale, laissant Françoise Cohen sur le sable. Par lettres et appels téléphoniques réguliers, elle a pourtant continué de nous donner des nouvelles. Le 20 janvier 1997, elle écrit : «Je n’ai plus d’envies, ni de me battre, ni de continuer mes recherches. 60 candidats pour un CES. 150 candidates pour 10 places dans un stage. Des chiffres désespérants. Je n’ai pas payé mon loyer depuis mai 1996. Cela fait un bail. La banque ne me suit plus…» Le 20 juillet 1997, éclaircie : son fils Philippe, 21 ans, a trouvé un emploi de vendeur dans un magasin d’informatique. Le plus jeune, Benjamin, vise la logistique des transports. «Il paraît qu’il n’y a pas de chômage dans cette branche-là, on verra.» Quant à elle, elle a décroché un CES d’agent de maîtrise de huit mois dans un service public ­ 3 600 francs net par mois. «C’est mieux que rien, et moralement, cela m’aide. Je suis très, très fatiguée, je ne sais pas pourquoi. Tout me pèse, la marche, les escaliers, même discuter me fatigue.» Le 20 mai 1998, elle confie refaire légèrement surface. Son travail l’intéresse et elle s’entend bien avec ses collègues. Elle a réussi à éponger une partie de ses dettes, mais deux hospitalisations ont remis ses finances à plat. «Je n’ai touché que 73 francs pendant janvier, juste les indemnités journalières de la Sécurité sociale.» Malgré tout, elle envoie «quelques sous» à sa fille aînée qui «galère» du côté de Sète. Elle se dit «un peu plus sereine, un peu moins énervée, même si tous ces hommes politiques avec les affaires m’agacent». Quand s’offre la possibilité d’un bis repetita dans Libération pour mesurer la distance parcourue, Françoise répond par retour de courrier : «Je ne puis refuser une telle offre. Je resterai naturelle, comme d’habitude. Mais je me suis beaucoup calmée. […] Je suis revenue à mon train-train quotidien, alors qu’à l’époque de l’article j’aurais bouffé du flic et de l’ANPE !…» Aujourd’hui, elle se sent «privilégiée». Son CES a été consolidé pour trois ans parce qu’elle a plus de 50 ans et trois enfants dont un à charge. 4 500 francs net. Avec l’allocation logement de 1 600 francs mensuels, elle n’a plus besoin d’aller mendier aux Restos du cœur. Et la chaîne de solidarité de juillet 1996 ne s’est pas rompue. Un retraité parisien, qui avait fait la quête dans son immeuble, continue de lui apporter des vêtements. Au point que Françoise, choyée, se sent démobilisée. Une étincelle suffit pourtant pour rallumer sa révolte. Contre tel article «indigne» sur le chômage, telle émission de télé «démago». Contre les HLM qui la laissent mijoter dans un F3 «pourri». Sa dette locative reste insubmersible. Mais sa dégringolade lui a appris à relativiser les urgences. «Au début, je m’affolais d’accumuler les loyers impayés. Maintenant, je donne 100 francs par mois pour rembourser. Je ne vais pas me pendre pour une dette locative, quand il y en a d’autres qui doivent des sommes astronomiques ! C’est comme le câble. On est deux sur huit à le payer dans l’immeuble. Tous les autres squattaient le boîtier installé dans le vide-ordures jusqu’à ce qu’un employé les débranche.»

Les débats des questions orales à l’Assemblée nationale voient Françoise rivée à sa télé, persuadée pourtant que, dans les couloirs, «gauche et droite copinent comme cul et chemise». Elle n’a pas digéré la reculade de la gauche sur le plafonnement des allocations familiales. Le chômage diminue ? «Mon œil. Si vous prenez tous ceux qui sont en CES ou en stage… Vous allez voir en septembre, quand les jeunes vont s’inscrire !» Elle dévore les ouvrages dénonçant les turpitudes de la République, Montaldo et l’affaire Urba hier, Gaudino et les tribunaux de commerce aujourd’hui ­ et s’est abonnée à Marianne, «qui dénonce les magouilles». Entre deux colères, Françoise trompe son ennui en relisant Sulitzer ou le dalaï-lama. «A mon grand désespoir, la vie passe, et puis c’est tout.» Cinés et restos à portion congrue, toujours avec son fils Benjamin. Ordinaire sans saveur. «Je suis Findus. On mange du congelé. Les enfants me disent que je deviens vraiment cool…» Elle qui rêve toujours d’un nouveau Mai 68 module ses révoltes à l’aune d’un pouvoir d’achat filiforme. Ce n’est pas une mince victoire que d’avoir pu lâcher ses loupes pour s’offrir des lunettes à sa vue, «à peine remboursées par la Sécurité sociale». Pour les vacances, ses collègues de travail ont fait une collecte. Ils lui ont offert une semaine en pension complète près de Biarritz. Françoise en rosit d’avance. «Sait-on ? Je vais peut-être me faire des relations…»

Françoise Cohen en 6 dates. 1947 Naissance à Saumur. 1969 Mariage avec un marchand de biens. 1988 Divorce et emplois précaires comme secrétaire comptable. 1992 Chômage. 1994 CES de dix-huit mois comme agent administratif au centre municipal de santé de Fontenay-aux-Roses. 1997 CES à temps partiel comme agent de maîtrise dans une entreprise publique.

Making-of: «Je me sentais une responsabilité vis-à-vis d'elle»

C’est une lettre envoyée comme une bouteille à la mer, adressée à «messieurs les journalistes», sans doute dans plusieurs rédactions françaises, en 1996. L’autrice y écrit ces mots: «C’est complètement désespérée que je vous écris. J’ai ameuté la France entière sur mon cas, sans réponse, sans que personne ne remue le petit doigt, sans que personne ne s’y arrête un moment. Mon cas, qui est celui de milliers de femmes seules, n’intéresse personne. Tout le monde s’en fout. Je pourrais écrire dix pages, mais à quoi cela servira-t-il? Je ne sais même pas si mon courrier sera lu.» Françoise Cohen, chômeuse quinquagénaire, veut dire sa colère, autant qu’alerter sur sa situation, et celle de tant d’autres avec elle. Sa missive atterrit d’abord sur le bureau du directeur adjoint de la rédaction de l’époque, Jean-Michel Helvig, qui la confie à François Devinat, journaliste au service société. Touché par cette lettre, qui «n’était pas larmoyante, ne s’en prenait pas à la terre entière, mais était une forme de témoignage», le journaliste prend contact avec Françoise Cohen et publie un premier portrait d’elle en 1996 dans «Libération». «Ce qui m’intéressait, c’était de raconter une totale inconnue, mais représentative de pas mal de personnes, à un moment où on parlait déjà pas mal des gens qui n’arrivaient pas à boucler leurs fins de mois», se souvient François Devinat. Après la parution de ce premier portrait, il reçoit de nombreuses lettres, et même des chèques, destinés à aider Françoise Cohen. «Pas des grosses sommes, mais assez pour qu’elle puisse remplacer son frigo je crois. Elle ne s’y attendait pas», se souvient-il. Tous deux restent en contact: «Je crois que je me sentais une forme de responsabilité vis-à-vis d’elle». D’où l’idée de se revoir pour un nouveau portrait, publié cette fois en 1998, pour donner des nouvelles (elle était restée «frondeuse»), avant de se perdre de vue avec le temps.

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