Yves Saint Laurent est un homme qu’une insurmontable angoisse a condamné à une réclusion perpétuelle dont il trouve exceptionnellement le courage de se libérer. A priori, c’est un peu tout le contraire que Pierre Bergé, PDG de Saint Laurent, a choisi pour dauphin au couturier «né avec une dépression nerveuse». Alber Elbaz, petit gars israélo- américain né à Casablanca il y a trente-sept ans, responsable depuis lundi dernier de Saint Laurent Rive Gauche, ligne de prêt-à-porter créée en 1966, est volontiers qualifié de «Woody Allen», voire de «Coluche» de la couture. On craint déjà la piste aux étoiles avenue Marceau, Auguste accourant soulager la peine du clown blanc en se dandinant sur ses grosses tatanes jaunes, en surjouant l’hypocondrie ou l’impossibilité de couper le cordon ombilical » Mais il arrive encore que la mode ne soit pas un cirque. Alber Elbaz n’est pas un pitre: cet inconnu du grand public vient de remonter, en trois saisons, la maison Guy Laroche en perte de vitesse et d’argent. Ses collections élégance subtilement classique empreinte de poésie ne déclenchent pas de superlatifs hystériques ni d’évanouissement de caméras de télé, mais lui valent, en revanche, de nombreuses commandes des grands magasins. Or, dans la séculaire querelle de l’«originalité» française contre la «productivité» américaine, Pierre Bergé a tranché: s’il a choisi Alber Elbaz, c’est naturellement parce qu’il lui trouve «du talent», mais surtout «parce qu’il est américain. Il maîtrise tout le processus de fabrication, contrairement à tous ces Français qui croient que tout vient de la haute couture». Sans parler des Anglais spectaculaires débauchés à grands frais par les grandes maisons françaises (John Galliano chez Dior et Alexander McQueen chez Givenchy), dont la presse est folle mais la clientèle, qui a passé l’âge de se déguiser, un peu moins » Invention américaine traduction littérale de ready-to-wear le prêt-à-porter affiche dans son nom l’ambition du «portable». «J’ai en tête qu’il faut vendre la collection», atteste Alber Elbaz, qui dose ainsi son travail: «10% de création, 90% de fabrication.» Diplômé du Shenkar College de Tel-Aviv, débarqué à New York avec une centaine de dollars en poche, il s’est colleté avec les réalités du métier sur la 7e Avenue (le Sentier new-yorkais), avant de travailler pour Geoffrey Beene, styliste américain chic épris d’un luxe qui ne se voit pas, bien qu’il se paie très cher. C’est là, à New York, où les cabots télégéniques dressés au merchandising s’érigent en arbitres des élégances, qu’un chasseur de têtes a su débusquer ce garçon gentil et sensible. Arrivé à Paris à l’automne 1996, il est aux avant-postes du débarquement américain qui déferle bientôt avenue Montaigne, de Vuitton à Céline. Il ne fréquente pas ses compatriotes, pas davantage que d’autre confrère. Sa dernière collection Guy Laroche, il l’a presque entièrement conçue dans les ateliers, «au milieu des femmes qui font deux heures de RER pour venir travailler». Des «vrais gens» auxquels ce fils de coiffeur s’est suffisamment attaché pour s’en souvenir les larmes aux yeux, et qui lui tiennent lieu d’amis. Bourreau de travail esseulé, loin des siens, il se fait livrer des pizzas. Achète la presse israélienne le vendredi soir («un de mes moments préférés de la semaine»), la dévore dans son appartement de la Bastille, mais affiche pour seule opinion politique sa croyance en l’espoir de paix. Et puis il se convertit peu à peu à la «qualité de vie» française, se désintoxique du speed new-yorkais: «Quand je suis arrivé, je ne comprenais pas pourquoi les magasins étaient fermés le dimanche. Je trouvais ça sous-développé. Maintenant, j’apprécie.» Formé à l’américaine, Alber Elbaz revendique cependant l’influence de la mode française: c’est en pensant aux couturiers parisiens qu’enfant, il s’évadait de la chambre qu’il partageait avec ses trois frères et soeurs.
Rien d’étonnant à ce qu’Alber Elbaz entre chez Yves Saint Laurent. Premier couturier à avoir ouvert une boutique de prêt-à-porter, Saint Laurent est certes entré dans les musées de son vivant, mais déclarait, en 1974, «mon ambition n’est pas de créer des chocs, de donner des frissons, mais de fournir aux femmes quelques vêtements de base sur lesquels elles puissent compter.» Lapalissade loin d’être si évidente, et dans laquelle Alber Elbaz se reconnaît parfaitement: «Quand je fais une robe, je pense toujours que la personne qui va la porter doit pouvoir sortir d’un taxi et reprendre du dessert.» Outre une conception plutôt pragmatique du prêt-à-porter, les deux hommes ont en commun le Maroc (l’un en vient, l’autre y va), et un fort attachement à la mère. L’élégante et fortunée Lucienne Mathieu Saint Laurent materne toujours son enfant de 62 ans. Depuis Tel-Aviv, celle d’Alber Elbaz, peintre, se soucie encore de la santé de son petit, comme elle s’angoissait, à la maternelle, de le voir dessiner des femmes en permanence. Pourtant, ces grands garçons choyés ne se sont jamais rencontrés, et ne se croiseront peut-être pas de sitôt. Absence de relations qui sera sans doute, pour ce fils désigné, une chance de ne pas végéter dans l’ombre paralysante d’un «père» déifié par toute la profession, quand il n’est pas purement et simplement pillé: Yves Saint Laurent a, en quarante ans de métier, écrit quelques pages majeures de l’histoire de la mode, du smoking pour femmes à la saharienne en passant par la ligne trapèze. «Alber saura s’inscrire dans le style Saint Laurent sans le copier, il va créer quelque chose de nouveau», prédit Pierre Bergé.
A voir comment Alber Elbaz a procédé chez Guy Laroche, on peut en effet le présumer. Suffisamment caméléon pour se débrouiller dans une langue étrangère (l’anglais puis le français) au point d’en manier l’humour (d’où la réputation de comique), Alber Elbaz s’est dépêché d’assimiler le vocabulaire stylistique de Guy Laroche, histoire de jouer avec en toute liberté. En clair, il n’a pas transformé les tailleurs de bouclette beige un rien mamoune en panoplies de fouetteuses, mais il s’est souvenu du dos plongeant dénudant largement les sacro-iliaques de Mireille Darc dans le Grand Blond avec une chaussure noire. Son ego ne semble pas souffrir de devoir se couler ainsi dans un univers mis en place par un autre. Pour le moment, il se fixe davantage sur la parfaite réalisation de ses collections («J’ai besoin de tout contrôler») que sur sa célébrité.
Ne craignant rien tant que de «faire du costume» («Quand j'ai fini une collection, j'appelle les magasins, pas le musée d'Art moderne» est l'un de ses préceptes), il commence toujours par choisir des tissus, avant d'y tailler des vêtements moins destinés à «la» femme qu'à «des» femmes qui s'y plairont suffisamment pour les acheter. Car cet homme qui se juge «trop» (petit, gros, brun, bigleux, timide, etc.) dans un monde de mannequins et autres beautiful people croit profondément à la vertu «cosmétique» du vêtement. Faisant sienne la trinité définie par Roland Barthes dans son fameux Système de la mode («protection, pudeur, parure») il continuera donc, comme il n'a cessé de le faire depuis l'âge de 4 ans, d'imaginer des femmes qui soient assez sûres d'elles pour se sentir belles, pour rire, aimer la vie et reprendre du dessert.
12 juin 1961. Naissance d’Alber Elbaz à Casablanca. Sa famille déménage ensuite à Tel-Aviv.
1985. S’installe à New York.
1989. Entre chez Geoffrey Beene.
1996. Directeur de la création artistique chez Guy Laroche.
1998. Responsable du prêt-à-porter d’Yves Saint Laurent, ce dernier se consacrant désormais exclusivement à la haute couture.