1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de redécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, retour en 1999, face à un mannequin star.
C’est un petit truc pas méchant qui plisse le nez de drôle de façon. C’est un top model à 12 millions de francs par an qui vient faire de la retape pour un shampoing et qui porte les cheveux attachés en un chignon rétif, revêche, rien à battre. C’est une fille de 25 ans qui s’est vu accusée d’être un pousse-au-crime social : elle prescrirait l’anorexie comme manière de squatter les podiums, titillerait le dévoreur de chair fraîche qui sommeille en chaque barbon, et recommanderait l’injection d’héroïne comme accès au chic ultime. C’est Kate Moss, la dernière icône rebelle, le dernier porte-fringues à se faire flinguer par les ligues de vertu pour renaître d’autant mieux en marginale moderne avec tarifs indexés sur la violence de la stigmatisation. C’est une réincarnation des rock stars des années 70 qui détonne au pays des beautés en costumes trois-pièces, des seins cotés au CAC 40. Mais c’est aussi une Anglaise vacillante et silencieuse, rigolarde et perdue, qui a des problèmes d’alcool et d’amoureux qui la laisse en rade pour faire un enfant à une autre. C’est une banlieusarde qui fripe un minois d’écureuil, découvre de bizarres canines de vampirette et bat en retraite, plus défaite que furieuse, quand les questionneurs insistent sur sa cure de désintox’, sur Johnny Depp, sur Vanessa Paradis. C’est une fille pas si maigre, pas si pâle, pas si décavée. Qui tortille du nez, comme d’autres des fesses. C’est, dit-on, la nouvelle Twiggy. Brindille en bribes.
Normale
Elle a le déhanché scoliosé, le genou cagneux, le nombril biafrais, le cheveu en queue de rat, la poitrine minimale. Elle n’a pas le grain de beauté de Cindy, le Wonderbra d’Eva, les jambes d’Adriana, le déboulé de Naomi, l’alacrité de Carla. Elle plafonne à 1,70 m quand le moindre modèle la toise de ses 1,80 m. Ses mensurations : 84-58-89. Rien de spécial. Justement, cette allure passe-partout conjuguée à un charisme en creux lui vaut autant de faveur que d’affection. Ensuite, cette aura de normalité décomplexe beaucoup. Un agent : «En Kate, se sont retrouvées plein d’ados. Elles se sont dit : « Pourquoi pas moi ? Quitte à s’affamer pour lui ressembler.» Les photographes, eux, se polarisent sur la personnalité aphasique de cette demoiselle-tout-le-monde. L’un d’eux : «Les autres tops choisissent de se blinder, elle est extrêmement généreuse. Elle laisse voir ses fêlures.» Un deuxième : «Elle ne se vit pas comme décorative.» Un troisième : «Elle se déconstruit pour mieux se reconstruire.» Avedon, Roversi, Newton ont fait leur miel de cette fille qui sait foutre le feu à la ruche.
Calendrier de l'avent
Baby punk
Enfance à Croydon, banlieue sud de Londres. Classes moyennes, mais emprise scolaire à bride relâchée. La crise d’adolescence commence tôt. Elle a 12-13 ans, sèche la gym, boit du cidre, flirte sous les buissons, se grime en punk, se crêpe le chignon avec son jeune frère, lui crache dessus. Celui-ci s’en amuse : «Quand elle veut être garce, elle est vraiment très garce. Elle a toujours eu ça dans le sang.» Le père est organisateur de voyages, la mère est serveuse de bar. Le couple parental bat de l’aile. Elle se souvient : «Je rentrais à 3 heures du matin. Je buvais et je fumais devant eux. D’une certaine façon, ça apprend à ne dépendre que de soi.» Divorce. Kate suit sa mère. Le frère préfère le père. Retour de vacances aux Bahamas, une recruteuse la repère. Tout au souvenir de ses amours d’été, elle croit qu’on se fiche d’elle. Donne quand même suite.
Petite
Au début, rien ne vient. Un booker : «Personne ne voulait de cette petite chose maigrichonne.» Et puis, ça prend. Sa fragilité anémiée jure avec l’abattage des Californiennes aux muscles de lait et aux seins de fer. Ses cernes endeuillés obscurcissent les plans sur la comète des fixeuses d’horizon. Elle est l’incertaine égérie des années 90, une décennie dépressive où l’on s’aperçoit que le bonheur pointe à l’ANPE et que le progrès est mis en liquidation. Une décennie morne où les enfants deviennent trop vite les adultes que ces derniers refusent d’être, où la nostalgie d’une pureté inexistante fait se polariser sur la pédophilie. Une photo de Kate Moss cristallise cette angoisse. Un canapé en guise de peau de bête, elle en jeunette androgyne à plat ventre mais en moins guili-guili, en moins ah-reu, ah-reu. Cette pub pour «Obsession», parfum bien nommé de Calvin Klein, perturbe l’Amérique. Les féministes US hurlent au loup. Clinton dénonce les «manipulations d’enfants à des fins commerciales». Pas tourmentée par sa nudité, Kate Moss s’étonne d’une telle indignité, se mure dans son incompréhension. Mais vient lui coller à la peau cette image d’enfant abandonnée, de gamine battue, de petite abusée. A mille lieues des guerrières conquérantes…
Manger, boire
Omoplates saignantes, salières poivrées, hanches décharnées. Tous l’imaginent au régime jockey des coquettes, mais Kate Moss est une vraie maigre qui mange bien. Il suffit de l’entendre comparer le paradis à «des haricots à la sauce tomate sur toast» pour ne plus nourrir aucun doute. En revanche, elle aime boire. Lycéenne, elle pillait les coffrets à liqueurs. Mannequin, elle n’a jamais défilé sans s’en être jeté un petit derrière le gosier. «Il y avait toujours du champ’ dans les loges. Dès 10 heures du mat.» Les couturiers n’ont pas aimé être ainsi épinglés comme pousse-à-la-consommation. Le soir, elle continuait. Elle prenait des bains au champagne avec Johnny Depp. Finissait par siffler de la vodka, «parce que ça ne sent pas». Dernièrement, elle en a eu marre. Elle a fait une cure. Elle dit : «Côtoyer d’autres gens accrochés permet de s’accepter comme malade.» Elle précise au magazine The Face : «A force de ne pas prendre en compte vos douleurs, vous commencez à boire et ça vous autorise à ne pas grandir.» Aujourd’hui, elle ne joue pas les repenties. Elle ne sera pas la mère Teresa des alcooliques anonymes. Elle continue à fumer du cannabis, nie avoir pris de l’héroïne, n’évoque pas la coke. Elle se fiche d’être un top model modèle, prescriptrice de saines valeurs.
Rock star
Elle se préfère en petite sœur des rock stars. Son chien se prénomme Sid, en hommage à Sid Vicious. Sa grande copine est Marianne Faithfull. Elle fricote avec les gens d’Oasis, d’U2. Elle écoute les Stones, Blondie, Patti Smith, Nirvana, Hole. Elle regrette le temps où, pour faire frémir les groupies, mieux valait dévaster sa chambre d’hôtel que se damner pour le caritatif. Elle s’y est d’ailleurs employée à grand fracas avec Depp. Dont elle dit à The Face : «J’ai été amoureuse une seule fois… Je n’ai pas été amoureuse de quelqu’un d’autre depuis.» Il s’est éloigné. Plus ou moins loin. Il lui avait fait lire Kerouac. Ces temps-ci, elle rattrape son retard avec Miller et Fitzgerald. Il continue à tourner pour le cinéma. Elle y pense en silence. Admire Laureen Bacall et Gena Rowlands. Un photographe : «C’est la seule top à être une vraie actrice.» Elle nuance : «Plus je m’expose, plus je deviens invisible.»
Kate Moss en 6 dates :
16 janvier 1974 Naissance à Croydon, Angleterre.
1988 Repérée à l’aéroport J.F. Kennedy.
1992 Début de son partenariat avec Calvin Klein.
1993 Campagne pour le parfum Opium (Yves Saint Laurent).
1996 Elue modèle de l’année.
Automne 1998 Cure de désintoxication.
Making-of : shampooing et festival de Cannes
Souvent, pour la Der, se pose le problème de l’accès aux personnages ultraconnus. Et c’est d’autant plus difficile quand ils sont étrangers. Les publicistes anglo-saxons veillent au grain, multiplient les embûches et tentent de contrôler ce qui sera dit, écrit et photographié de leur poulain avant d’autoriser la visite. Ils tombent souvent sur un os, tant la relecture du papier est impossible, même la validation des citations est envisageable. En 1999 déjà, Hollywood commence à verrouiller l’affaire par l’entremise des «junkets», ces rencontres collectives quand le modus opérandi façon Der tient mordicus au tête-à-tête, sans attaché de presse tenant la chandelle. A la fin des années 90, un facilitateur apparaît sur le marché. L’Oréal est un sponsor majeur du festival de Cannes et il y donne accès à ses «visages». Ses reines du shampooing sont choisies pour leur notoriété mais aussi pour leur diversité de profils et d’origines. Grâce à la major des cosmétiques, il est donné de pouvoir rencontrer, en une après-midi, l’actrice chinoise Gong Li et la mannequin allemande Claudia Schiffer. L’année précédente, c’était Kate Moss qui était de sortie. Schiffer sera amène et prolixe, Gong Li jouera le jeu à sa manière et Kate Moss sera telle qu’en elle-même, négligente et franche, je-m’enfoutiste et sans filtre. Malgré tout, elle sera coincée sous la tente L’Oréal, le temps imparti et sourira à l’objectif de Richard Dumas.
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