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Libération
Portrait

Ismaïl Kadaré, le palais des rêves brisés

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A 63 ans, le conteur exilé de l’Albanie enfuie restaure sans relâche son œuvre, autocensurée sous la dictature.
publié le 25 octobre 1999 à 1h19

Toujours il a aimé travailler au café, s’installant au gré des saisons près de la terrasse ou au fond de la salle devant un expresso qui lui dure toute la matinée. Le rituel est immuable, pour les horaires ­ entre dix heures et midi, comme pour les lieux. Il choisit des bistrots près de son domicile, entre le Luxembourg et le Panthéon, où les garçons le connaissent comme habitué sans pour autant le reconnaître, quoique intrigués par ce petit monsieur discret qui remplit au stylo-bille une page et demie ou parfois deux puis s’arrête. «Il faut avoir peur d’écrire plus, mais cela fait quand même une moyenne de 500 pages par an», souligne Ismaïl Kadaré qui aime l’épaisseur de sa solitude dans ces cafés parisiens où sur de grandes feuilles pliées en deux il aligne les tumultes balkaniques, histoires tragiques ou grotesques de pachas ottomans et d’autocrates marxistes, autant que les antiques légendes de ces montagnes gorgées de sang. Cet anonymat lui est impossible dans la capitale albanaise qu’il quitta en octobre 1990, peu avant l’effondrement du communisme. Il y revient une ou deux fois l’an, quoique sans enthousiasme. Là, dans les rues de Tirana, on le reconnaît et on l’aborde sans cesse. Ce n’est pas simple d’être un mythe national vivant, un Victor Hugo ou un Léon Tolstoï du «pays des aigles», incarnant seul trente ans durant la littérature de son peuple. «Un tel fardeau peut porter à la folie ou à la dégénérescence. J’ai réussi à ne pas perdre la tête.