A cheval sur les millénaires, la collection automne hiver 1999-2000 est la dernière qu’Issey Miyake aura imaginée sous son nom : trente ans après avoir créé sa marque, dix ans après avoir imposé le plissé, il a décidé de prendre, sinon sa retraite, un peu de bon temps. «Moins de business, plus de plaisir», se réjouit l’élégant et juvénile sexagénaire. Qui, teint mat, fine moustache et cran de jais, a autant l’air d’un designer japonais que d’un play-boy latino. Qui, de toute façon ne fait rien comme tout le monde. Se gardant bien des tendances supposées faire la mode («sinon, on ne peut pas durer»), réfutant le titre de créateur («c’est un mot qui appartient à Dieu»), Issey Miyake a toujours voulu élaborer «des vêtements qui deviennent des outils de créativité pour ceux qui les portent». Aux «univers» savamment balisés par les études de marché des grosses marques de la world-fashion-company, Miyake oppose une vision dont le corps est resté, au fil des ans, l’unique balise. Car «l’histoire du XXe siècle est celle du déshabillage», sourit-il, tricotant les concepts dans un français parfait : du corps corseté et bridé de 1900, on est passé, dans l’Occident urbain fin de siècle, à une nudité de moins en moins voilée. «D’une mode que l’on porte je veux faire une mode que l’on retire, car là se trouve la beauté de l’élan primitif de l’homme», professe encore Miyake. Mais s’il court toujours après un «vêtement de vent» à côté duquel la robe couleur de temps de Peau d’Ane ferait misérable, le designer ami de la nature se concentre, plus encore que sur les éléments (ses deux parfums s’appellent «l’eau» et «le feu»), sur l’incomparable tissu qu’est la peau humaine.
Critique
Né à Hiroshima, Issey Miyake se trouvait à trois kilomètres de l’épicentre le 8 août 1945. Précision biographique dont il ne souhaite pas discuter (pas plus que de sa vie privée en général, d’où ne filtre aucune rumeur), par crainte, explique son entourage, que la douleur ne serve d’argument publicitaire. Quatre ans après la bombe, sa mère meurt, brûlée à plus de 50%. Lui même est atteint, à 10 ans, d’une maladie osseuse qui le fait osciller des mois entre la vie et la mort. Ces souffrances physiques et morales, Issey l’alchimiste semble les avoir converties en optimisme forcené. Convaincu que «le bonheur, c’est la modernité», cet homme dont le prénom signifie «la vie» ne cède jamais à la nostalgie, et la légèreté, au propre comme au figuré, reste sa marque de fabrique. Il n’est cependant guère étonnant que la beauté de ses étoffes «seconde peau» soit le fruit de tortures subtiles (rétrécissement partiel, combustion chimique, gaufrage, griffage, tatouage, meurtrissure, découpage ou soudure au laser) qu’il met parfois des années à élaborer. L’asservissement de la matière n’est pourtant jamais gratuit: «Mon travail porte sur la construction de l’espace entre le vêtement et le corps», explique Miyake, qui n’envisage jamais ses vêtements en fonction de l’inhumaine perfection des top models (c’est pourquoi ils sont la planche de salut des rondes et des vieilles dames modernes), et se montre un inconditionnel du mouvement. Ainsi, ce sont les danseurs de William Forsythe qui l’ont conduit à mettre au point les premiers plissés de la collection «Pleats Please», son plus grand succès commercial.
Hommage à la liberté d’expression corporelle, et tribut à un artiste génial de la galaxie mode, Mariano Fortuny (1871-1949), inventeur, entre autres, du plissé qui porte son nom et des robes de chambre préférées de Proust. Car s’il se défend de faire oeuvre d’art («le mot artiste ne me va pas, et l’idée artistique dans la mode est une idée égoïste», se tue-t-il à répéter depuis toujours), Issey Miyake, qui, depuis 1977, a déjà fait l’objet de nombre d’expositions (la dernière en date, «Making Things», installée il y a un an à la fondation Cartier, est en ce moment montrée à New York), aime communiquer, voire collaborer, avec de «vrais artistes» comme Ingo Maurer, Christo, Ettore Sottsass ou Nobuyoshi Araki. Surtout, il réinvente en permanence, comme Sonia Delaunay ou Aleksandr Rodchenko avant lui, un compromis entre l’artisanal et la technologie, le savoir-faire et l’outil, le beau et l’utile, la forme et la fonction, la création et l’inachevé. Une réflexion sur le vêtement contemporain qui ne passe pas inaperçue dans un monde de la mode majoritairement analphabète mais qui, pour autant, ne pue pas le pensum pipô-philo froidement abstrait.
D’autant moins que de toute la «nouvelle vague japonaise» – Yamamoto, Comme des Garçons, etc. – ayant déferlé sur les années 80, il est le seul à avoir maintenu la ligne d’une mode à son image : chaleureuse et charnelle, voire franchement sexy. Car Miyake n’a rien d’un moine soldat, même s’il est moins officiellement fêtard que son compatriote et ami Kenzo, rencontré dans la section arts graphiques de l’université de Tama dont il sortit diplômé en 1965, avant de rejoindre à Paris l’école de la chambre syndicale de la couture. Une première expérience chez Guy Laroche, puis une autre chez Givenchy, et voilà sa religion faite: «La haute couture n’était pas pour moi!» Les manifs de mai 68, auxquelles il prend part avec allégresse, lui montrent la voie: c’est la rue qu’il veut habiller. Direction le Nouveau Monde, mère patrie d’un prêt-à-porter naissant, où, sous couvert d’observer le phénomène de plus près, il night-clubbe à s’en ruiner la santé. Son rapatriement sanitaire à Tokyo le pousse à créer, en 1970, le Studio Miyake Design. En 1972, Andrée Putman et Didier Grumbach l’invitent à défiler à Paris. Trente ans plus tard, le studio en question occupe un immeuble entier rien qu’à Tokyo, fait tourner une centaine d’usines et compte un millier d’employés. Près de 200 000 pièces de plissé se vendent chaque année dans le monde. Tout roule.
Sauf qu’Issey Miyake est aussi un voyageur qui préfère les départementales aux autoroutes. «J’ai eu besoin, il y a cinq ans, de retrouver le travail en toute petite structure. J’ai informé mon bras droit Naoki Takizawa, qui dessinait déjà la collection homme, qu’il allait me succéder. Ce qu’il a fait de façon très personnelle, mais dans la continuité.» D’une manière générale, Issey Miyake est un être confiant. Aussi n’hésite-t-il pas à laisser ses clientes finir le travail à leur goût. C’est cette idée assez généreuse d’individuation qui sous-tend sa nouvelle expérience radicalisant encore toutes les précédentes, baptisée A-Poc (initiales de «A Piece of Cloth», à prononcer «epok»). Un tube de textile présoudé où l’on découpe selon les pointillés une robe, un bonnet, un sac, une culotte, des chaussettes, etc. Pas de gâchis de tissu, ni de problèmes de stockage, et en prime, à l’heure où la couture a quelque peu disparu de l’éducation des jeunes filles, la récompense ludique du «c’est moi qui l’ai fait». Mais pour «anticiper sur l’évolution des comportements et besoins des futures générations», Miyake a une fois encore mis hier au service d’après-demain, à moins que ce ne soit l’inverse: «Nous avons branché une vieille machine à tricoter sur un ordinateur: la machine s’est remise à fonctionner!» s’enthousiasme-t-il. Ainsi soit Issey.
Issey Miyake en 7 dates
22 avril 1938: Naissance à Hiroshima.
1948: Une maladie l’éloigne de l’école.
1958: Etudie le design à Tokyo.
1965: Ecole de la chambre de la couture parisienne puis stage chez Guy Laroche.
1968: Stage chez Givenchy et départ à New York.
1970: Crée à Tokyo Miyake Design Studio.
1999: Délègue le prêt-à- porter à Naoki Takizawa et lance A-Poc.