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Libération
Légende ouvrière

Mort de Charles Piaget : avec le temps…

Charles Piaget, syndicaliste porteur des espoirs autogestionnaires de Lip, a vécu les désillusions d’une crise de trente ans.
En 1973 débute le mouvement des LIP. Les ouvriers de cette entreprise d'horlogerie s'opposent à un plan social et prennent le contrôle de leur société. Leader du mouvement, Charles Piaget (ici à la tribune) est membre de la CFDT. (Photo Jean-Pierre Prevel. AFP)
publié le 29 avril 2000 à 23h42
(mis à jour le 4 novembre 2023 à 22h11)

Charles Piaget, figure du combat de l’entreprise horlogère Lip dans les années 1970, est mort le 4 novembre 2023 à l’âge de 95 ans, a annoncé la maire de Besançon Anne Vignot. Libération republie le dernier portrait que la rédaction a fait de cette légende ouvrière et un entretien de 2018.

Le local d’Agir contre le chômage est situé dans la vieille ville de Besançon, à l’ombre de la citadelle. Une affichette indique des heures de permanence, mais la porte est rarement verrouillée et le bénévole qui y consacre une bonne partie de ses journées n’est pas du genre à éconduire les visiteurs. C’est un petit homme frêle, à la voix posée et aux yeux clairs. Tout au long de l’année 1973, cette même silhouette, vêtue d’une blouse grise, fit souvent la une de l’actualité sociale. Charles Piaget, délégué CFDT de Lip, l’usine de montres, symbolisait un autre visage de la classe ouvrière. Pour les gauchistes de l’époque, il reprenait le flambeau de la geste soixante-huitarde : occupation, démocratie directe. Pour d’autres, il accompagnait le renouveau d’un syndicalisme démocratique, à la fois radical et ouvert, soucieux non seulement de s’opposer mais de «vivre et produire autrement». Gauchos et cathos de gauche cohabitaient souvent au PSU, dont Piaget fut même en 1974 un éphémère précandidat à l’élection présidentielle. Les temps nouveaux ne furent pas ceux espérés. 1973 marque la fin des «trente glorieuses», l’adieu au plein-emploi. La grève contre la fermeture de Lip et son échec final coïncidèrent avec le début de la déferlante du chômage.

Depuis deux ans, les Yeux rouges, un spectacle de théâtre, fait revivre une partie de cette aventure et rencontre un vif succès. Il est en ce moment à l’affiche du TGP de Saint-Denis. Quatre acteurs de théâtre interprètent à tour de rôle le témoignage authentique de quatre anciens travailleurs de chez Lip. Pour la première, à Besançon, Charles Piaget était dans la salle, sur scène, un acteur interprétait son propre rôle. La puissance d’émotion du spectacle n’a pas grand-chose à voir avec la nostalgie. Ce que racontent les anciens de Lip, c’est moins la grève que les années qui ont suivi : licenciements, recroquevillements, effondrements ; ou comment la crise économique a fauché une génération ouvrière. Piaget se souvient d’avoir eu «dès 1974», conscience du désastre à venir. «Le syndicalisme était très mal préparé à empoigner ce problème du chômage. Le salaire, les conditions de travail étaient des sujets porteurs, alors que face aux licenciements, il existait un certain fatalisme. J’avais beau dire qu’il fallait en faire une priorité, former des comités de chômeurs, personne ne voulait imaginer une dégringolade pareille.»

Quand l’entreprise est définitivement démantelée, en 1977, des dizaines d’autres usines de la région ont déjà fermé. Epuisés par des années de conflit, les 404 «Lip» survivants tentent de rebondir dans des projets de coopératives, dont la majorité n’ont plus rien à voir avec les montres : une menuiserie, un restaurant, une imprimerie, un magasin de tissus voient ainsi le jour. Reste un atelier de mécanique horlogère, pour lequel se bat Piaget. Autant d’aventures précaires, portées à bout de bras par une génération au bout du rouleau. Piaget tient jusqu’en 1983, avant de prendre sa retraite, à 55 ans.

Il était entré chez Lip, à 18 ans, en 1946, un brevet de mécanique en poche. Son père, d’origine suisse, était «horloger rhabilleur» : «Il recevait par paquets postaux des montres à réparer chez lui.» Quand il meurt en 1943, le rejeton n’a que 15 ans. «Il avait pris soin de laisser de l’argent à la personne qui m’a recueilli.» De sa mère, Charles Piaget a une bonne raison de ne pas parler : elle est partie peu après sa naissance et il ne l’a jamais revue. Les débuts à l’usine sont rudes : «J’ai mis un an avant de pouvoir m’acheter un pantalon et une veste. J’allais à la messe de 7 heures avec mon pantalon de travail.» Les mécaniciens forment pourtant une élite : «Quand je suis arrivé le premier jour avec d’autres jeunes, j’ai remarqué que les machines étaient cachées par des chiffons. Pour les anciens, le tour de main était un secret à défendre.» Le patron, Fred Lip, est un adepte de la flexibilité, embauchant massivement pour Noël, dégraissant allégrement l’été venu. Le syndicalisme est presque inexistant. En 1950, Piaget monte pour la première fois au créneau, pour protester contre la suppression d’une prime. Il sait argumenter, obtient gain de cause et se fait élire, malgré lui, délégué CFTC. «Cela peut paraître incroyable mais je n’avais jamais visité le reste de l’usine. La première image de l’atelier d’horlogerie a été un choc : des dos courbés selon le même angle, avec le chef sur l’estrade qui surveillait son monde dans un silence total.» «Tout ça m’a aidé à bouger.» Il rejoint l’Action catholique ouvrière et mène un travail syndical patient et minoritaire ­ «La première fois qu’on a débrayé, on était 30 ou 40 sur 900.» Son arme n’est pas l’affrontement frontal mais la pédagogie douce. Travail et militantisme suffisent à bouffer toute la vie, même si les horaires hebdomadaires diminuent ­«quand on est passé aux 48 heures, au début des années 60, j’ai eu l’impression de n’avoir plus rien à faire. Jusque-là, on était plutôt à 56 ou 60 heures, voire 70».

La grève de 1973 fera de lui un personnage public : «J’ai la manie de bien préparer et je me retrouvais un peu trop souvent au micro mais personne ne me prenait pour un chef. Je savais que plus je m’éloignerais de la base, plus je dévierais. J’aime bien être contrôlé. On a toujours tendance à prendre trop d’importance.» Aucune attirance pour le pouvoir. Demeuré à la base, Piaget vit la montée de la crise économique comme une fracture personnelle.

D’autant que les soucis privés le rattrapent. En 1982, sa femme meurt d’un cancer, à 52 ans. Ils ont eu six enfants ­«on n’avait prévu d’en faire que trois» ­, et il s’en veut encore de ne pas avoir été plus présent. Le chômage ronge aussi sa famille.­ «A un moment, j’ai eu quatre enfants qui pointaient en même temps.»

«Quand j’ai arrêté en 1983, mes nerfs étaient complètement déglingués, je n’avais plus envie de rien. J’ai mis deux ans à revenir.» Il s’en sort par une frénésie de bricolage à la maison. Et par un retour au militantisme. Le syndicat CFDT des retraités n’est pas vraiment sa tasse de thé. La maison mère non plus d’ailleurs : «Je n’ai pas repris ma carte en 1985.» Et il juge que la CFDT d’aujourd’hui «est presque une trahison de ce qu’elle a été». Piaget est un calme qui pèse ses mots et n’élève pas la voix. Affleure pourtant une colère blanche, une rage impuissante d’autant plus impressionnante qu’elle n’est pas aigre. Un homme pousse la porte du local d’Agir contre le chômage, s’excuse de déranger. Chômeur en fin de droit, il vient de recevoir une lettre des Assedic lui réclamant 3 000 francs de trop-perçu. Piaget prend son temps pour tout expliquer. Des cas comme celui-là, des «longue durée», il en a vu défiler des centaines en quinze ans. «Quand on laisse des gens trop longtemps sans travail, c’est un boulot énorme pour les rétablir. La galère les démolit psychologiquement. Ils sont amochés, et pendant le temps où ils n’étaient pas là, les entreprises sont devenues trop exigeantes. J’en connais un qui avait décroché un entretien pour être manutentionnaire à Carrefour. La première question qu’on lui a posée c’est ‘Quel plus pensez-vous apporter à notre entreprise ?’ Le pauvre, il a compris qu’il n’avait aucune chance.»

Il en veut «aux socialistes, à Mitterrand, Rocard, Bérégovoy» pour cet «abandon», ce gâchis humain. Un peu moins dur pour le gouvernement Jospin ­«la gauche plurielle les oblige à être plus mordants, plus attentifs aux dérives», il donne même un satisfecit à «l’équipe Aubry» pour les 35 heures, déplore cependant le manque «de pédagogie». Mais rien n’effacera, dit-il, ces années de chômage généralisé, «ces années de honte».

CHARLES PIAGET EN 8 DATES

1928. Naissance à Besançon.

1946. Embauché comme mécanicien chez Lip.

1973. Première grève de Lip.

1976 Deuxième conflit.

1977. Fondation des coopératives «Les industries de Palente».

1983. Prend sa retraite.

1985. Rejoint les comités de chômeurs et milite à AC ! (Agir contre le chômage)

1998. Un acteur interprète son rôle dans «les Yeux rouges», spectacle sur Lip.

Mise à jour le 4 novembre 2023 : republication de ce portrait après l’annonce de la mort de Charles Piaget.