1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre en 2000 avec un ancien condamné à mort.
Il voudrait parler de son travail. Mais l’écrevisse rouge résiste au couteau à poisson. Il en vient à bout. «Vous l’avez égorgée !» plaisante la serveuse, complice. Philippe Maurice répond d’un sourire furtif, inquiet. Clin d’œil innocent ? Mauvaise œillade du passé ? Puis il rit vraiment. Impossible d’être un historien «banal», un après-midi d’été dans les jardins du Palais-Royal, en jean et tee-shirt, un livre érudit emballé dans son sac. Impossible d’échapper à sa propre histoire.
Il insiste, raconte sa passion pour les minutiers en latin du Moyen Age. Ses publications dans les revues savantes. Et les 22 000 folios, cinq ans de décryptage, travail à rebuter un bénédictin… Sa thèse de doctorat, «la Famille en Gévaudan au XVe siècle d’après les sources notariales en Lozère», a été saluée d’une exceptionnelle mention «très honorable» à Tours. «Beau label, non ?» Mais passé l’admiration sincère pour la performance, les historiens n’intéressent que leurs pairs. En prison, il avait fini par ne plus connaître qu’eux. En vingt ans.
Calendrier de l'avent
D’autres mots viennent doucement, comme sous surveillance. Pas de «taule», de «mitard», de «matons», Philippe Maurice filtre les expressions connotées et l’accent de sa banlieue sud de Paris. La prison est racontée avec les mots de «l’extérieur». Sans émotion, haine ou fierté. Juste une bouffée de rage quand il explique la «souricière», le réduit des futurs condamnés, au palais de justice de Paris, derrière le box. Les gardes avant le verdict, qui crient «A mort ! Va à la bascule à Charlot !» Et leur silence au retour. Philippe Maurice avait 24 ans, ce 28 octobre 1980, et venait d’entendre, dans la bouche d’André Giresse, président de la cour d’assises de Paris, au nom du peuple français qui déjà ne voulait plus de l’exécution capitale : «Le condamné aura la tête tranchée.» Derniers mots de «l’extérieur». Quinze ans après, pour sa première sortie sans menottes, un autre jury, à Tours, lui décernait ses «félicitations unanimes». «Vous m’avez rendue intelligente», dit, droit dans les yeux, une enseignante de la Sorbonne. «Je n’y croyais pas. J’ai tellement entendu dire du mal de moi que je ne crois plus quand on dit du bien.» Ce jour, programmé depuis plus de dix ans, il avait enfin changé de vie. Grâce aux 200 registres de notaires lozériens, épluchés minute après minute. Dans une cellule où il était interdit de posséder plus de dix livres, mais pas de les détruire pour n’en faire qu’un seul, à la tranche épaisse.
«Toute vie est banale», assure Philippe Maurice, les traits lisses, étonnamment jeunes. Il s’interrompt pour un moineau qui passe ou mirer l’éclat du chablis, comme si chaque seconde scintillait. Condamné à mort, gracié par François Mitterrand, recondamné à la perpétuité, il est en liberté conditionnelle depuis le huit mars de l’an deux mille à sept heures et quart. Toujours privé, cependant, de ses droits civiques, sésame pour l’Université qui l’attend. Une autre peine à purger, après l’autre, l’interdiction d’exercer son métier. En sortant, il n’avait jamais vu une carte téléphonique, ni de SDF. Il s’est habitué aux deux, étonné par sa propre indifférence. Et que «rien n’ait vraiment changé», après une si longue absence, «sinon le regard des autres». Regard haineux de l’avocat général, qui dénonçait au procès «un scélérat sous cette jolie tête». Regard intéressé des femmes, celles qui savent et les autres. Regard atone des surveillants, qui observaient l’homme enchaîné sous les néons, dans la cellule du quartier des condamnés à mort de Fresnes. Regard studieux des étudiants sur le conférencier, à Tours en avril dernier. «Et pourtant, c’est toujours moi», dit Philippe Maurice. Il ajoute : «Je n’ai jamais voulu être voyou.»
Enfant, il piochait dans Historia et les péplums son destin d’égyptologue. A l’école, on le trouvait «rêveur», avant de l’orienter en cycle professionnel sur un vague diplôme de comptabilité. Personne pour protester. Ni Jacqueline, la mère aimante et débordée par ses deux fils. Ni le père, gardien de la paix, parti depuis longtemps. A 18 ans, il devance l’appel, quand son frère Jean-Jacques, embarqué dans un mauvais coup, tombe une première fois. Trop tendre pour la prison, dépressif, Jean-Jacques s’est suicidé à la maison d’arrêt de Caen à la fin des années 90. A 500 mètres de Philippe, incarcéré, lui, au centre de détention. A la quille, en 1975, il y a encore le grand frère admiré. Et aussi Serge Attuil, un copain de CAP. Une nuit d’octobre 1979, c’est avec lui que Philippe rôde du côté de Saint-Germain-des-Prés, autour des voitures. Des policiers passent. Fusillade. Deux gardiens de la paix, et Attuil, tués. Maurice est croché le lendemain dans un hôtel. A son procès, fin 1980, tout s’amoncelle sur le box. La vague sécuritaire des derniers feux du giscardisme. L’élection présidentielle. Une liste longue déjà de policiers victimes du banditisme. Et la gueule d’ange de l’accusé, son casier de petit délinquant, faux-monnayeur, voleur de voitures… détenu permissionnaire en fuite qui a aussi avoué sa participation à une fusillade précédente dans un parking. Un vigile tué, un autre blessé. Au verdict de mort, la moitié de la salle éclate en sanglots. L’autre en applaudissements.
Le détenu est enragé. Tente une évasion du quartier des condamnés à mort. Un gardien blessé. Dans sa cellule éclairée jour et nuit, il écrit sans arrêt. «Chaque heure qui passe me rapproche de la mort, c’est tout ce que je sais.» La grâce présidentielle a commué la mort en une perpétuité tout aussi irréelle. Dans les QHS, les quartiers de haute sécurité, seul, il perd l’élocution et le repère du temps. Mais continue de s’évader, d’aimer «à l’extérieur». Avec des mots : «Ma façon de conquérir ma liberté, d’éviter de perdre l’esprit.» Il écrit, étudie aussi, quand c’est possible. L’histoire plutôt que la philo, «trop difficile pour moi», ou la psycho, «dangereuse». A cause, aussi, des livres de Decaux, Castelot, les seuls qui passaient à la maison. Examen spécial d’entrée à l’Université, un Deug, une licence, tout avec mention. Mais la rage ne s’éteint pas, ni l’obsession de «passer», s’évader, tout casser. Il complote des «belles» impossibles, qui le font sourire aujourd’hui. Participe à toutes les mutineries. «Je me suis longtemps construit dans la haine, la prison était inadmissible.» Puis il s’arrache au quotidien carcéral. «Je me suis isolé. J’ai fini par comprendre que plus on côtoie les injustices, plus on réagit et moins on s’en sort.»
En 1989, son année de maîtrise, il prend une décision. Il va «changer de vie», pour sortir, et surtout s’en sortir. Cet «adepte du non-espoir» construit son avenir, seize heures par jour sur ses microfilms. Encouragé par ses maîtres de la Sorbonne, souvent raillé par les surveillants. Libre dans sa tête. Jusqu’à être libre tout à fait, ce petit matin de mars, quand la porte s’est ouverte sur Philippe Maurice, historien.
Philippe Maurice en dix dates. Juillet 1956 Naissance en banlieue parisienne. 1974 CAP d’aide-comptable. 1979 Fusillade rue Monge à Paris, trois morts, dont deux gardiens de la paix. 28 octobre 1980 Condamné à mort pour le meurtre d’un policier. 25 mai 1981 Gracié par François Mitterrand. Sa peine est commuée en réclusion à perpétuité. 1982 Examen spécial d’entrée à l’Université. 18 décembre 1998 Thèse de doctorat d’histoire médiévale. Novembre 1999 Première permission. 8 mars 2000 Liberté conditionnelle. Août 2000 RMiste, rédige une biographie de Guillaume le Conquérant et une autobiographie.
Making-of: gueule d'ange et guillotine
A «Libération», les rédacteurs comme les lecteurs peuvent s’empoigner sur divers sujets tels que la légalisation des drogues, la pénalisation des clients de la prostitution ou l’écriture inclusive. En revanche, l’unanimité s’est évidemment faite sans coup férir sur la suppression de la peine de mort, promise par François Mitterrand avant son élection en 1981 et mise en œuvre par Robert Badinter en octobre de la même année. Pascale Nivelle a également fait l’unanimité quand elle a retrouvé l’un des derniers condamnés à mort en 1980, accusé d’avoir tué un gendarme. Philippe Maurice a été gracié par Mitterrand et a échappé à la guillotine. Condamné à perpétuité, il a d’abord été de toutes les mutineries puis a remisé sa colère et entrepris une thèse d’histoire derrière les barreaux. Résilience, mérite, sauvetage par l’étude, tout cela fédère sans difficulté, ni polémiques. Le voilà en liberté conditionnelle, après avoir purgé sa peine. Et Pascale Nivelle déroule les différents registres du portrait personnel. On voit le corps de Philippe Maurice, son coup de fourchette, son attitude, son regard, ses réactions, sa curiosité pour un monde perdu de vue pendant vingt ans. Il est question de ses origines, de son itinéraire de petit voyou, avant qu’il ne s’abime dans l’étude. On parle peu de conjugalité tant le prisonnier en est privé, mais il est question de l’attention portée par les passantes alentour à sa gueule d’ange préservée. Il manque juste ses options politiques. Mais, cela se comprend volontiers, vu qu’il ne bénéficie pas encore de ses droits civiques.
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