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Libération
30 ans, 30 portraits

Claire Carthonnet, fille de choix

30 ans, 30 portraitsdossier
A 32 ans, cette prostituée, défend son droit à disposer de son corps face aux prohibitionnistes du moment.
(Sébastien Erome)
publié le 9 septembre 2002 à 0h55
(mis à jour le 9 décembre 2024 à 7h04)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, rendez-vous en septembre 2002, avec une prostituée revendiquant ses choix.

Elle, parce qu’elles ne sont pas nombreuses à oser donner leur nom et montrer leur visage. La prostituée se cache, d’ordinaire, d’un monde qui ne veut pas la voir, d’une famille qui ne veut surtout pas savoir. Elle, non. Père, mère et frangines sont au courant. Claire Carthonnet, 32 ans, est en passe de devenir la pute qui parle, la pute qui manifeste, «la pute intello», comme disent les collègues à Lyon. La scandaleuse, investie du verbe, a choisi de braver l’exil social, de soutenir les regards répugnés et les mines compassées. Elle voit poindre derrière la chasse aux étrangères et aux capotes dans le caniveau, ouverte cet été, un ordre moral de mèche avec l’obsession sécuritaire. Et répète à qui veut l’entendre qu’elle amasse en deux soirs dans sa camionnette ce qu’une caissière gagne en un mois. Elle est la putain consentante. Désormais, lorsqu’elle passe en bas de chez elle, dans les beaux quartiers, quelques parents mettent les mains sur les yeux des enfants.

TF1 sur son portable. Ultimes arrangements. Claire Carthonnet est ce lundi soir l’une des invités de Bernard Tapie. Etre dans le viseur de Sarkozy déroule au moins le tapis des plateaux télé. Tapie l’a reçue pour préparer l’émission. Elle ne lui a pas trouvé les idées très arrêtées : «L’homme des médias, l’ancien politique, est plutôt pour la répression. En même temps, c’est un mec, donc un client potentiel.» Ainsi parle Claire. Clairement. Assise sur le canapé de son joli 80 m2 avec vue sur le Rhône. Une pile des livres de la rentrée littéraire à côté d’elle, un ordinateur devant la fenêtre, un petit côté Elle déco dans le pli des rideaux. Ses murs suggèrent une vie, pas une impasse.

Elle a bien reçu là quelques habitués. Mais le boulot, c’est sur l’autre rive. Le gros des clients, les «papillons», comme elle dit pour parler des hommes «à sexualité d’urgence», la trouve dans sa camionnette blanche. Les arrêtés du maire et les rondes de la police ne sont pas parvenus à la repousser loin des lumières de la ville. Elle travaille trois heures par soir pour une recette quotidienne, déclarée nulle part, de 500 à 700 euros. «Avec le temps, je suis devenue fainéante.» Derrière elle, quinze ans de trottoir.

Arpenteuse d’un monde sans mots ­ rien à dire aux clients, tout à cacher à la famille­, oiseau de nuit qu’on dit victime ou bien salope, sans qu’on l’ait jamais écoutée chanter, cette fille-là est en joie. Elle jouit de la parole. La rue la reconnaît. Elle déjeune au-dessus de l’Opéra, en face de la mairie, forteresse ennemie et socialiste, et ne baisse pas sa voix grave pour dire qu’effectivement les capotes sont mieux dans les poubelles et qu’une médiation suffirait à changer les habitudes, pour raconter que les «proxos» de l’Est sont venus taper sur sa camionnette, et qu’il faut aider les gamines à sortir de leurs griffes.

Elle raconte une enfance à Vaulx-en-Velin, la séparation des parents jamais digérée. Son père était chauffeur d’autobus, sa mère commença femme de ménage pour finir archiviste de l’entreprise. Entretemps, elle avait quitté le mari pour le comptable. Claire raconte aussi le brouillard de l’adolescence, les picotements du corps, une douleur secrète, la corrosion accélérée des illusions, le tout qui finit pas un claquement de porte brutal et précoce. Et puis les bars le soir, la pipe à 500 francs, «et c’est parti». Le froissement des billets qu’on glisse au fond du sac. «C’est une revanche sur la vie, par l’argent. On ne choisit pas la prostitution. Mais on décide d’y rester. Caissière ou femme de ménage pour une misère par mois, non, je ne veux pas. Je fais de la vente de services sexuels, ce n’est pas la vente de mon corps. Je ne vends pas mon sexe, je ne vends aucun bout de moi. Sinon, je ne serais plus rien aujourd’hui, un trou noir.»

Claire Carthonnet n’a jamais eu de mac. Ce qui n’est pas rare dans la prostitution française. La génération précédente s’est affranchie, a traîné proxénètes et flics ripoux devant les tribunaux. La sienne est à son compte. Et revendique la liberté d’utiliser son corps comme naguère les militantes du droit à l’avortement. «Moi aussi, je suis féministe, mais pas du courant chienne de garde», sourit Claire Carthonnet. La femme qui fait ce qu’elle veut de son sexe, de ses mains, de son argent, de son temps, de sa vie, bafoue la morale. «Criminaliser la mauvaise femme, voilà un moyen de contrôler les femmes. C’est pour ça qu’il faut sauver la mauvaise.»

Le soir, elle ajoute du fond de teint, du rouge à lèvres, allonge et épaissit ses cils. Elle s’habille en noir, d’une jupe en dessous du genou, épaules dégagées. «Très bourgeoise, un de mes clients m’appelait “la bonne sœur”.» C’est une jolie fille aux formes généreuses. Une fois, elle est tombée amoureuse. Un client régulier. «Il venait tous les mardis. C’était un très beau garçon. On ne se parlait pas.» Au bout d’un an, ils échangent leur téléphone, décident de vivre quelque chose à l’extérieur. Il lui demande de renoncer à son boulot. C’est non. «Quand le client devient l’amant, il ne comprend plus.» Exit le sauveur. Depuis juillet, Claire a la bague au doigt. Un amoureux brésilien rencontré hors tapin. Elle lui a juste dit qu’elle se donnait encore cinq ans.

Son discours a verni sa vie. Il est limpide, musclé, ciselé. Très active au sein de l’association lyonnaise Cabiria, soutien actif des prostituées, Claire Carthonnet a même suivi, il y a trois ans, une formation à la parole publique avec jeux de rôles et entraînement devant les caméras. Elle aligne les femmes : la pin-up de Saint-Tropez qui cherche l’homme à la grosse voiture, cette proche qui avoue faire l’amour avec son mari sans toujours en avoir envie, sa mère encore à qui elle a dit : «Moi, je suis peut-être sur le trottoir, mais toi tu as quitté papa pour une meilleure situation sociale.» «Nous sommes toutes des putes», a-t-elle lancé à l’université des Verts cet été. Bronca des vieilles féministes écolos.

Il faut donc insister pour qu’elle raconte ce qui pourrait la faire apparaître comme vulnérable. Une passe qui tourne mal, l’homme qui lui serre la gorge, l’assomme, la pénètre et la laisse gisante sur le trottoir. Les arrangements entre filles : «Si je ne réapparais pas au bout d’une demi-heure, elles viennent frapper à la porte de la camionnette.» Tout cela se transforme en revendication, «rendre la pute invisible, c’est la mettre en danger». Elle veut juste qu’on la laisse tranquille, ni maisons closes ni parcs à putes en périphérie.

Il y a quelques années, elle travaillait toute la journée, gagnait énormément d'argent qu'elle dépensait dans des palaces et des boutiques hors de prix. Aujourd'hui, elle milite, lit, écrit. Elle s'est toujours donné les moyens de changer son histoire. Elle n'est déjà plus une pute comme les autres, puisqu'elle parle à nos certitudes. Pour dire que le regard social est pour elle plus violent qu'un homme-papillon.

Claire Carthonnet en 5 dates. Février 1970 Naissance à Lyon. 1987 Début de la prostitution. 1997 Engagement militant. 2000 Première action visible. Sa famille découvre qu’elle se prostitue. 2002 Manifestation contre les arrêtés du maire de Lyon, qui veut que les prostituées quittent le centre-ville.

Making-of: donner des visages aux débats de société

L’une des idées qui ont présidé à la création de la Der est de donner des visages aux débats de société, de se saisir d’histoires singulières pour les incarner. Il s’agit parfois de simples illustrations humaines, mais cela peut aussi ouvrir des trappes sur des doubles fonds insondables, tant les individualités peuvent receler de complexités et tant l’air du temps pousse d’un bord sur l’autre le récit de soi. Les controverses sur la prostitution, son abolition ou sa régulation, sont incessantes. Elles durent encore aujourd’hui, se réactivent au gré des faits divers ou des militances diverses et divisent les camps politiques classiques. La Der a choisi ici, en 2002, de solliciter le témoignage de celle qui affirmait son choix, son indépendance et sa liberté et qui, aujourd’hui, se revendiquerait «travailleuse du sexe». Il a pu aussi nous arriver de rencontrer des femmes qui souffraient d’avoir fait commerce de leur corps et qui l'avaient subi. Plus de vingt ans après, Judith Perrignon ne se souvenait pas particulièrement de cette rencontre, tant parfois la mémoire fait le tri entre moments ardents et instants agréables, voire anodins. La concentration du journaliste se crispe sur le temps de la rencontre et de l’écriture, puis il est temps de passer à autre chose. Du nouveau, toujours du nouveau, voilà la logique du métier. A qui il arrive pourtant de revenir sur ses pas, de se répéter ou de réaliser que le passé passe bien.

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