Menu
Libération
30 ans, 30 portraits

Dieudonné, là où la blague blesse

30 ans, 30 portraitsdossier
Après son dérapage sur Israël, l’humoriste se défend d’être antisémite. Son show à l’Olympia est annulé à la suite de menaces.
Dieudonné à Paris, le 20 février 2004. (Ludovic Carème/Libération)
publié le 20 février 2004 à 23h13
(mis à jour le 11 décembre 2024 à 7h13)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre sur le qui-vive, en février 2004, avec celui qu’on qualifiait encore d’«humoriste».

Dans son spectacle le Divorce de Patrick, il se fait ainsi clouer le bec : «Toi, tu finiras présentateur météo à Al-Jezira.» En vrai, Dieudonné est donc interdit d’Olympia, la salle ayant annulé le show à cause de «tensions extrêmes». Pour Daniel Cohn-Bendit, qui l’a croisé lors de plusieurs campagnes électorales, «Dieudonné pratique le jusqu’au-boutisme de la pensée, mais ceux qui l’attaquent aussi». Désormais, l’humoriste arbore l’estampille du martyr : «Qui sont ces gens qui font si peur à l’Etat qu’il faille stopper mon spectacle ? Des terroristes ?»

En milieu de semaine, malgré une mine fatiguée, Dieudonné reçoit dans son petit théâtre parisien de La Main d’or. Il répond aux questions en mangeant un repas chinois. Des enfants chahutent, qui sont venus pour un spectacle, et Dieudonné en rajoute un peu : «Ils sont trop drôles, vous ne trouvez pas ?» mais n’évite pas les questions qui fâchent.

Notamment celle-ci, qui trotte sur toutes les lèvres depuis son sketch sur France 3 : est-il antisémite ? «Non : je parle du fait religieux. Pas de l’individu, jamais.» Quant au sketch, où il parodiait un «intégriste» juif, il reconnaît n’avoir «pas été très bon dans l’interprétation ; mais, sur le fond, [il] assume». Y compris d’avoir lancé «IsraHeil !» le bras tendu ? «Non, c’était juste “Israël !”» se défend-il malgré l’image. Et que de nombreuses personnes aient été choquées, le conçoit-il ? Hormis «ceux qui ont vécu la Shoah», et à qui il a présenté des excuses le mois dernier, il ne voit pas. Ou si : «Des extrémistes religieux, peut-être.»

Son athéisme tranché ­ – d’autres diront blasphème ou bêtise – rend le bonhomme plutôt sympathique en cette époque de renouveau religieux. «Pour moi, la religion devrait rester ­ – comme le jazz, la soupe aux choux ou péter dans son bain – cantonnée à la sphère privée.» Sa haine des dogmes ne se contente pas d’un bon mot. Il vomit sur tous, réservant la même bile aux «communautés juives, musulmanes, chrétiennes. Enfin, les chrétiens, c’est un peu terminé. Mais quand Houellebecq dit que l’islam est la religion la plus con, je suis plutôt d’accord, quoiqu’il n’ait pas dû lire la Torah. C’est vrai que le Coran est une trahison du prophète Mahomet. Il serait là aujourd’hui, il ne pourrait pas accepter d’être enfermé dans ce petit bouquin».

Récemment, le débat sur le voile (il soutient la loi) l’a franchement énervé. D’accord pour virer les signes religieux, dit-il, mais «qu’on aille jusqu’au bout» : pourquoi la République courtise-t-elle autant les organisations communautaires ? «Si c’est le seul moyen de se faire écouter, alors, les crépus de France, on va se regrouper, boudin créole et petit punch, et on va inviter des ministres. Non, franchement : quel est le projet républicain dans ce pays ?» Lui qui s’était présenté à plusieurs élections locales, qui avait failli se lancer dans la présidentielle de 2002, se dit «déçu» par les politiques (mais demeure «assez proche» des Verts). Et son adresse aux «cités» dans le fameux sketch à scandale de France 3, ne débouche pas sur une volonté de «récupérer» une quelconque France des banlieues. «Pour moi, il n’y a aucune différence de culture entre un jeune juif et un jeune Noir.»

Son «projet», c’est plutôt de gommer les disparités. Outre les religions (il va bientôt se faire «débaptiser»), Dieudonné balancerait bien toutes les identités par-dessus bord. «Métis franco-camerounais, ça n’existe pas : je ne suis ni blanc, ni noir.» Derrière ces phrases abstraites, derrière le discours «universaliste» qu’il répète comme un mantra, pointe autre chose : le ras-le-bol d’une société à deux vitesses, où les Noirs sont toujours perdants. Et raillés. «Quand Muriel Robin fait son sketch avec sa fille qui épouse un Nègre, tout le monde rigole. Je lui dis : “Vas-y, fais la même chose avec un juif, ce sera plus surprenant.” Un Noir c’est facile, ça fait partie du «patrimoine humoristique», les Michel Leeb et compagnie.» Depuis deux mois, c’est pire, affirme-t-il. Quand on lui lance «Dieudo, sale Négro, les juifs auront ta peau», qui se révolte ? «Personne.» Encore une preuve, dit-il, du «deux poids, deux mesures» à l’œuvre dans une société française où triomphe une «comédie musicale comme Autant en emporte le vent, qui se déroule pendant la traite négrière».

Une réaction communautariste ? «Bien sûr, ça peut m’arriver. Quand on a cette couleur de peau, le racisme, on connaît.» Il est arrivé que ses trois enfants, entre 11 et 14 ans (il montre les photos dans son portefeuille), bien que «nègres légers» (la femme de Dieudonné est blanche), se soient fait traiter de «sales Nègres» à l’école. Son problème avec Israël est lié à ça, l’Etat hébreu ayant été coupable, selon lui, d’«un soutien indéfectible à l’apartheid esclavagiste d’Afrique du Sud». Il était jeune, à un âge où l’on se forme politiquement : «Ça m’a marqué.» Et d’affirmer : «Je n’aime pas les gens d’extrême droite et, en Israël, il y en a quelques-uns. Mais il y a aussi des gens qui pensent comme moi, y compris parmi les militaires.»

Terrain miné, compliqué. L’humoriste prendrait-il goût, malgré tout, à ce fatras de provocations et de pressions, comme l’a affirmé son ex-compère en blagues, Elie Semoun ? «J’aime beaucoup Elie, dit Dieudonné, mais il a une conscience artistique différente de la mienne ; il interprète désormais des chansons d’amour pour jeunes filles. Qui de nous deux a mal tourné, je ne sais pas.» Serait-ce lui ? A reprendre ses récentes déclarations, dont certaines exhalent un parfum douteux, Dieudonné concède «des phrases maladroites», admet même que son «raisonnement» peut être «simpliste». Le vieux copain Alain Chabat, avec qui il a tourné plusieurs fois, «ne reconnaît pas le Dieudo» qu’il aime. «Le sketch, je l’ai trouvé pourri mais ça arrive. J’attends quand même qu’on en parle. Ça m’étonne : où veut-il aller, au fond ?»

Dieudonné goûte l’«humour extrême» comme d’autres une expédition sur le toit du monde. Avec le risque de dévisser, le risque de préférer «le malaise» au «dictionnaire de blagues à Toto». C’est un peu le problème avec lui : il n’a pas totalement tort, disent ses admirateurs, mais il s’y prend tellement mal. Son terrain de prédilection par exemple («l’axe du bien, les attentats du 11 Septembre ou la guerre en Irak») est délicat ; ses amis pencheraient pour plus de prudence. Alain Chabat, qui a commis quelques blagues juives il y a quinze ans avec les Nuls, estime qu’aujourd’hui, «c’est vrai, tout le monde est très tatillon».

On en est là. Des spectacles annulés, des gens choqués, un homme seul. Non, non, assure-t-il. «Je suis très entouré, vous n’avez pas idée du nombre de gens qui me soutiennent.» On boit du thé, il est toujours aussi ouvert et pourtant n’enlève jamais ce masque d’urbanité un peu vain. Protection, manipulation ? Dieudonné parle avec réticence de sa femme sculptrice (ils vivent ensemble depuis quinze ans), de ses trois enfants, de ses parents (une mère sociologue à moitié bouddhiste en Bretagne, un père expert-comptable au Cameroun) ou de ses revenus (7 600 euros par mois). «On ne manque de rien», dit-il. De calme peut-être ? «Non. C’est bien, l’aventure. Je ne sais pas où on va.»

Dieudonné en 7 dates. Février 1966 Naissance à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine). 1991 Première scène avec Elie Semoun, au Café de la Gare. 1994 S’installe près de Dreux. 1997 Séparation d’Elie Semoun. Candidat aux législatives à Dreux. 2002 Nouveau spectacle, le Divorce de Patrick. Décembre 2003 Sketch controversé sur France 3. 21 février 2004 Devait se produire à l’Olympia.

Making-of: «Il fallait faire ce portrait»

Il n’avait à l’époque pas encore été multicondamné pour son antisémitisme, mais ses saillies commençaient incontestablement à faire scandale. Sa prestation improvisée, en décembre 2003, sur le plateau de l’émission de Marc-Olivier Fogiel, «On ne peut pas plaire à tout le monde», avait suscité un malaise et une polémique tels que l’Olympia avait fini par annuler le spectacle de Dieudonné, prévu en février 2004, par crainte de ne pouvoir assurer la sécurité de l’événement. «C’était évident qu’il fallait faire ce papier: c’était complètement dans l’actualité. Il faut aussi le remettre dans le contexte d’alors: c’était bien avant la quenelle, par exemple. Le mec avait une réputation sulfureuse, il était déjà un peu radioactif, mais pas encore aussi toxique qu’il l’est aujourd’hui», resitue Françoise-Marie Santucci, alors journaliste au sein du service Société. Quand les responsables des portraits lui proposent d’aller à la rencontre de celui qu’on présentait encore comme un humoriste, au théâtre de la Main d’or, dont il sera expulsé une quinzaine d’années plus tard, la journaliste n’est, au départ, «pas plus emballée que cela. Pas tant à cause de sa réputation, que parce que je n’avais jamais été amatrice de qu’il faisait, même du temps d’Elie et Dieudonné», se souvient-elle. Une chose est sûre, en tout cas: il faut y aller «sans tabou», et poser franco la question: Dieudonné est-il antisémite? «Il était rôdé, ce n’est pas le genre de type qui se démonte. Il avait répondu n’être pas antisémite et avoir du mal avec toutes les religions». Depuis, Dieudonné a été condamné à de nombreuses reprises par les justices française, belge et suisse pour ses propos antisémites et négationnistes.

Vous voulez gagner votre portrait dans Libé? Participez à notre quiz et vous aurez une chance de voir votre histoire publiée en dernière page de votre journal!

Les plus lus