Jusqu’où peut-on sacrifier sa propre vie et ses envies par amour ? A quel point est-il possible de s’oublier pour faire briller le souvenir de quelqu’un d’autre ? Peut-on être heureux en endossant le destin et les désirs d’un défunt, devenu à la fois fardeau et carapace ? Toutes ces questions, on se les pose une nuit de printemps, déambulant dans les rues vides de Montmartre. Une heure du matin approche. Il pleut. On vient de passer une heure en tête-à-tête avec Chizuko Kimura, après avoir goûté à sa cuisine. On prolonge le moment en traînant des pieds, de peur de rentrer trop vite chez soi. La discussion était étrange, tenue dans un anglais de voyageurs égarés, mâtinée d’expressions françaises, ponctuée de mots japonais. Vous savez ces confidences de bout de comptoir à des heures indues, quand l’on sait que l’on ne reverra jamais la personne et où l’on se dit des choses profondes tout en butant sur des évidences.
Chizuko Kimura a 55 ans. Elle est la seule femme à la tête d’un restaurant de sushis étoilé au monde, une récompense obtenue en mars dernier. Son restaurant, dans une ruelle pavée et silencieuse du XVIIIe arrondissement, à deux pas du bouillonnant Pigalle, est un petit cocon tout en bois, avec un grand comptoir où se lovent huit personnes à chaque service. Cette arche de Noé aux grandes baies vitrées, d’une élégance folle, se nomme Sushi Shunei, du prénom de son mari. Il y a encore cinq ans, Chizuko Kimura n’avait jamais préparé un nigiri de sa vie et elle ne le fer