1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans avec un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, la découverte, deux ans avant les JO de Paris, d’un nageur plein d’avenir.
Léon Marchand débarque, flanqué de l’attaché de presse de sa fédération et de son avocate, une amie de la famille, sans déclencher d’émeute. Le tout nouveau phénomène de la natation française, double champion du monde quelques jours plus tôt à Budapest, profite encore d’un anonymat éphémère. Ses exploits en Hongrie laissent présager une palanquée de breloques aux JO de Paris en juillet 2024 et un statut en conséquence dans la délégation tricolore.
Il se radine au parc Martin-Luther-King dans le nord-ouest de Paris la face encore tartinée d’un maquillage télévisuel. Tee-shirt blanc cassé, falzar noir étriqué et sneakers futuristes Karhu, il affiche des faux airs de Tintin juvénile aux billes bleues. Il y a du Kylian Mbappé en lui, voire du Tony Parker, arrivé sans ciller en NBA à 19 ans, au début de ce siècle. Des gars qui déboulent dans le jeu de quilles peu avant la vingtaine et qui croient, contre le reste du monde s’il le faut, que le futur leur appartient, sans vraiment la ramener. Un mix étrange d’insouciance et de certitudes venues de l’enfance qui fait racler quelques gorges au pays de modestes Raymond Poulidor et N’Golo Kanté.
Comme pour la météorite du PSG ou l’ancien démiurge des San Antonio Spurs, le sport chez les Marchand est une passion dévorante qui irrigue tout l’entourage. «Avec les miens, on adore ça. On regarde les records, c’est de famille», assure-t-il. Ses parents, anciens nageurs olympiques, n’ont rien précipité. «On absorbe tout ce qui se passe, on en parle, poursuit Céline Bonnet, sa mère, devenue hôtesse de l’air. On connaît ses concurrents pour Paris, on est tous concernés, même son petit frère, Oscar [15 ans, qui vient de passer son brevet, porté sur le base-ball et le breakdance, ndlr].»
Depuis l’été dernier, le Toulousain nage sous pavillon de complaisance. Il a accosté à la fac de Phoenix (Arizona) pour un nouveau western. «On m’offre une bourse grâce à mon niveau en natation, autant en profiter. Quand je fais un mauvais entraînement le matin, je vais en cours, ce n’est pas grave, on passe à autre chose. J’ai des examens, je révise, j’apprends, ça m’avait manqué. Pas envie de tout donner à la natation», explique-t-il. En plus du codage informatique et d’un cursus de quatre ans, il bénéficie à Arizona State de l’apport de Bob Bowman, une sommité du coaching nautique, ex-entraîneur de Michael Phelps.
«Je me suis un peu évadé, j’ai dû apprendre à vivre tout seul. Là-bas, les gens croient en leurs rêves, on a le droit de dire : “J’ai envie d’être champion du monde.” Ici, on va penser : “Il est un peu prétentieux alors qu’il a fini 6e [aux JO de Tokyo en 2021, ndlr].” Aux Etats-Unis, les athlètes l’affirment, ce n’est pas grave, même s’ils échouent.» Ses parents, qui ont connu une expérience américaine en fin de carrière, à Auburn (Alabama), l’ont incité à faire le grand saut. La nouvelle géolocalisation du double champion du monde a débouché sur une redistribution des cartes. Nicolas Castel, son coach depuis ses 8 ans, est resté à Toulouse mais Léon Marchand a voulu l’intégrer au projet. «C’est lui qui m’a formé, on a une vraie relation. Tous les deux, on est allés en finale olympique», justifie-t-il. Le technicien français s’occupe de lui quand il est dans l’Hexagone, échange sur WhatsApp et assiste Bowman lors des compétitions. «Même si Léon était bon à l’école, il a une intelligence pas forcément scolaire. Il intègre vite les situations complexes. Surtout, il aime se dépasser, gagner», assure Castel.
Dans la famille Marchand, ceux qui ont opté pour la natation ont tous choisi le 4 nages, à commencer par le paternel, Xavier, journaliste à France 3 Occitanie, vice-champion du monde du 200 m de la discipline en 1998. «Quand il a décidé tout seul d’y aller, on lui a conseillé la polyvalence pour moins s’ennuyer», se souvient Céline, sa mère. Se lever tôt, aligner à haute intensité des longueurs de bassin sans jamais se relâcher avec comme seule perspective les carreaux de la piscine produit parfois des burn-out (Ian Thorpe, Manaudou, Muffat…). Début 2020, Léon Marchand n’en était pas loin. «Je n’avais plus envie de nager, je n’arrivais plus à me lever. J’avais besoin d’une pause, de rester avec ma famille, de refaire des choses que je faisais enfant avec mon petit frère. J’ai appelé un préparateur mental pour travailler sur moi, savoir qui je suis vraiment. J’ai retrouvé la source d’énergie que j’avais plus jeune. Se faire plaisir, kiffer, ce n’est qu’un sport, ce n’est pas grand-chose à part s’amuser avec des potes à l’entraînement», promet-il.
Le report d’un an des Jeux de Tokyo pour cause de Covid-19 est une aubaine. En Haute-Garonne, Nicolas Castel lui octroie de longues plages pour recharger les accus. Il joue au golf, regarde des séries (Black Mirror), s’initie au pilotage des petits avions ou se passionne pour la technologie : «Je regarde les présentations d’Apple quand il y a de nouveaux iPhone ; je suis ce que font Samsung et Microsoft et je rêve d’être développeur de jeux vidéo.» Après un bac scientifique passé haut la main, Marchand s’est retrouvé à la fac à Toulouse sans horaires aménagés. Il a renoncé au bout de trois semaines. Intenable. Pas démonté, il a poursuivi ses activités piscine, s’est perfectionné en anglais pour organiser son futur voyage dans l’Etat du Grand Canyon.
Quand on lui demande s’il a le temps d’avoir une vie privée en Arizona, il répond à sa façon, cartésienne et définitive : «Je ne me l’interdis pas mais je ne le recherche pas.» Sa mère se souvient qu’enfant le nageur, aux airs de gendre idéal, était «un petit timide, très sage, qui avait peu de copains et qui s’exprimait à travers la natation». Brillant à l’école («je ne participais pas trop mais j’arrivais à être intéressant, pertinent. J’étais “le gosse parfait” comme disaient mes parents», énonce-t-il comme une évidence), il livre une version quelque peu spatiale de ses jeunes années : «Je ne me sentais pas bien avec les gens. Avec le travail mental, j’ai compris ce qui ce me caractérise. Je sens les choses avant de les dire, je réfléchis avant de parler. C’est ce qui me fait nager vite. J’ai besoin de sentir ces émotions pour me transcender et transformer ce désavantage en qualité.»
Depuis Budapest, les sollicitations pleuvent, des sponsors rappliquent. Sa bonne gueule, ses 20 ans, ses prouesses athlétiques et son expression élaborée devraient lui rapporter quelques dividendes. «Je ne pensais pas qu’on pouvait gagner tant avec la natation», confie-t-il en un instant de fraîcheur. On s’enquiert auprès de sa mère de savoir ce que ça fait d’avoir un fils si parfait. Elle part d’un grand rire : «Il a des défauts, croyez-moi, même si Oscar, son petit frère, prétend que c’est notre “Thomas Pesquet”.»
Léon Marchand en 4 dates. 17 mai 2002 Naissance à Toulouse (Haute-Garonne). 25 juillet 2021 6e des JO de Tokyo. Août 2021 Intègre l’université d’Arizona State. Juin 2022 Deux médailles d’or et une d’argent aux championnats du monde.
Making-of: deux ans d'avance
Les sportifs ne sont pas que des compétiteurs au mental chromé, des monomaniaques de la performance et des corps qui passent la surmultipliée. Ce sont aussi des êtres de chair et de sang, des névrosés parfois particulièrement gratinés et des perplexes abîmés qui vivent si fort leur quotidien surexposé qu’il leur arrive de se briser. C’est pourquoi la Der aime s’en approcher et se confronter à leur jeunesse qui n’est pas pour autant évanescence tant l’excellence réclamée les fait vieillir avant l’heure. Avoir fait le portrait de Léon Marchand deux ans avant son triomphe olympique parisien est également une satisfaction pour cette généraliste qu’est la Der. Ricco Rizzitelli est un pigiste régulier qui rame pour accéder aux footballeurs qui se révèlent souvent charmants et intéressants quand il réussit à les coincer. En comparaison, il apprécie d’autant plus l’accueil à la bonne franquette des handballeurs, des volleyeurs ou même des tennismen. Sans parler de celui des nageurs... Deux ans avant les JO, en 2022, Marchand apparaît déjà tel qu’en lui même il se révélera. Rizitelli le détaille réfléchi, structuré, discret, réservé, anticipateur. Il arrive parfois que la Der se loupe, passe à côté d’un trait de caractère crucial ou surévalue une façon d’être, de dire ou de se comporter. Ici, c’est tout l’inverse. Ce qui ne veut pas dire que Marchand est figé pour l’éternité.