Exarcheia la rebelle
A Exarcheia, les soirées réservent parfois quelques surprises. Vous êtes tranquillement attablés à la terrasse d’une des innombrables tavernes qui disposent de quelques tables sur un trottoir, ou dans l’un des bars alternatifs qui ne ferment qu’au petit matin, quand soudain une explosion attire votre attention. Juste avant de ressentir un désagréable picotement dû aux gaz lacrymogènes qui se déversent soudain au coin de la rue…
Surgit alors parfois, un curieux groupe de samouraïs, protégés derrière leurs boucliers en plexiglas: ce sont les MAT, les CRS locaux, qui poursuivent un groupe d’anarchistes cagoulés venus les «taquiner» à coups de pierres et de poubelles incendiées.
Pas d’affolement: en règle générale, les passants sont épargnés par ses règlements de comptes récurrents qui font partie du folklore d’Exarcheia. Parfois aussi, les affrontements opposent des bandes d’anarchistes aux dealers de drogue qui tentent de s’implanter dans le quartier. Dans ces moments-là, il suffit de suivre les indications du propriétaire des lieux qui vous fera entrer dans l’arrière-boutique, descendra son rideau de fer, jusqu’à ce que la fumée se dissipe et que la fête reprenne, comme si de rien n’était.
Un monde à part
Au cœur d’Athènes, à deux pas du quartier chic de Kolonaki, Exarcheia est un peu un monde à part. Une enclave rebelle, considérée comme le bastion incontesté des anarchistes depuis la rébellion estudiantine en 1973 contre la junte des dictateurs (alors au pouvoir depuis 1967 et qui s’achèvera en 1974). Le retour de la démocratie n’a en rien calmé les esprits et les flics hésitent toujours à traîner dans cette zone qui s’embrase régulièrement, amplifiant les colères urbaines qui secouent la capitale grecque depuis plus de dix ans.
Myrto Papadopoulos pour Libération
Crédit: Denis Bocket et Mendhak/Flickr.
Au coin de la rue Messolongi, quasiment à l’entrée du quartier, la photo d’un jeune garçon au visage poupin orne un mur entièrement tagué et envahi de messages et de fleurs (ci-dessus): cet autel improvisé a été dressé à l’endroit même où Alexandros Grigoropoulos, 15 ans, est tombé sous les balles d’un policier lors d’une manifestation, le 6 décembre 2008. Pendant les deux semaines qui vont suivre, Exarcheia comme une grande partie du centre-ville vont se transformer en champs de bataille. Depuis, Alexandros Grigoropoulos est devenu une icône, et les manifestations de 2008 peuvent être considérées a posteriori comme le premier acte d’une longue descente aux enfers pour la Grèce marquée tout autant par l’implosion d’une classe politique discréditée que par l’échec de la résistance dans la rue à l’austérité imposée au pays.
La crise n’a pas épargné Exarcheia, mais la culture de l’autogestion propre au quartier lui a aussi permis d’absorber les chocs qui ont déstabilisé la société grecque ces dernières années. On trouve ainsi un grand nombre de cafés-restaurants autogérés dans les rues entièrement recouvertes de graffitis du quartier. Comme Nosotros, au 66 de la rue Themistokleous, qui propose des débats, cours gratuits, et dispose d’une terrasse sur le toit où sont organisées des fêtes pendant la saison estivale. Avec l’arrivée massive des réfugiés à partir de l’été 2015, une dizaine de squats, comme le Notaras 26 squat où loge une centaine de réfugiés, ont également été transformés en centres d’accueil pour ces damnés de la terre, désormais jugés indésirables par l’Europe qui a fermé la route des Balkans en mars 2016.
Baba cools, neo punks, immigrés...
Avec ses nombreuses librairies, ses magasins bios, son parc autogéré sur un terrain au départ prévu pour accueillir un parking au coin de la rue Navarinou, et ses innombrables bars et restaurants, Exarcheia maintient ainsi la flamme de la résistance face à la fatalité des crises qui plombent la Grèce depuis prés d’une décennie. Sur la place centrale d’Exarcheia, au milieu d’une faune rassemblant baba cools, neo punks, immigrés, mais aussi intellos bobos et bourgeois venus s’encanailler, les légers effluves de marijuana n’enlèvent rien au plaisir du spectacle d’une animation permanente plutôt joyeuse et bon enfant. Et pour ceux qui redouteraient les troubles liés à une descente de police, l’immense jardin, souvent bondé, de la taverne Ala Machi offre encore un havre préservé achevant une promenade dans ce quartier incontournable pour qui veut connaître l’âme d’Athènes.
Crédit: Konrad Lawson/Flickr.
Kaisariani, la résistante
Mais l'esprit de résistance de la capitale grecque ne se résume pas à Exarcheia, dans cette capitale qui fut le théâtre de tant de drames au cours de l'histoire récente. Aux antipodes de l'ambiance alternative d'Exarcheia, le quartier de Kaisariani offre a priori moins d'attraits pour le visiteur étranger. Désormais constitué d'immeubles sans charme, le long d'une route où la circulation est souvent intense, considérée comme l'un des axes les plus rapides pour rejoindre l'aéroport, mais aussi les hauteurs verdoyantes du monastère de Kaisariani, ce vieux bastion communiste accueille pourtant aussi un parc où se trouve le Mémorial National de la Résistance (photo ci-dessous), une sorte de Mont Valérien grec où furent fusillés tant de résistants à l'occupation allemande, et notamment 200 d'entre eux pour la seule journée du 1er mai 1944, en représailles à la mort d'un général allemand dans une embuscade quelques jours plus tôt.
Crédit: www.tracesofwar.com /Flickr.
En janvier 2015, Alexis Tsipras premier chef de gouvernement appartenant à la gauche radicale jamais élu en Grèce réservera d’ailleurs sa première sortie à ce Memorial. Tout un symbole.
La Grèce fut avec la Pologne, le pays d’Europe qui a subi l’occupation la plus cruelle sous le joug des Nazi. On y compte 900 massacres d’otages dans des villages, autant d’équivalents d’Oradour sur Glane et 700 000 personnes seront tuées par les Allemands au cours de ces années tragiques. Mais la Grèce fut aussi, avec la Yougoslavie cette fois, l’un des rares pays européens où la résistance à l’occupant nazi a pris la forme d’un authentique, et massif, soulèvement populaire. Kaisariani en fut l’un des bastions, jamais totalement occupée, maintenant des poches de résistance jusqu’à la Libération en octobre 1944.
Aujourd’hui encore cette image de bastion rouge s’affirme avec force. Lorsque en novembre 2016, Barack Obama est annoncé à Athènes pour sa tournée d’adieux, le maire de Kaisariani n’hésitera pas à déclarer que le président américain est «persona non grata» dans un quartier qui n’a pas oublié que les Etats Unis ont soutenu la droite pendant la guerre civile puis les Colonels pendant la dictature. Sur la place centrale du quartier, bordée de nombreuses tavernes et cafés, on distribue souvent des tracts frappés du marteau et de la faucille, au milieu des vendeurs de billets de tombola, des mamies en noir et des enfants à vélo.
Un souffle authentique
C’est là aussi que se trouve la taverne de Madame Zoe, qui sert les meilleurs calamars frits de la capitale. Parfois on y joue de la musique grecque, parfois aussi on peut se laisser bercer par les souvenirs de Madame Zoe dont les parents sont arrivés ici d’Asie mineure en 1922, au moment du gigantesque échange de population auquel procéderont la Grèce et la Turquie, mettant un terme à une mixité séculaire. C’est à ce moment-là qu’a été créé Kaisariani qui doit son nom à la ville de Kaisaria (aujourd’hui Kaisary) capitale historique de la Cappadoce. Longtemps ces réfugiés-là vivront dans des baraquements puis dans des petites maisons en pierre qui donnaient au quartier un charmant parfum provincial. Avant d’être progressivement rasé pour céder la place au béton à partir des années soixante.
Au fond, la banalité même du décor offre un souffle authentique, dans cette zone historique qui a porté haut les couleurs de l’insoumission. Celles qui définissent aussi, encore, l’identité d’Athènes aujourd’hui.
Crédit: Nicolas Vigier/Flickr.
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