Paul Yonnet est sociologue et psychologue. Spécialiste des loisirs et des pratiques sociales à caractère de masse, il écrit notamment dans la revue le Débat. Dans la Montagne et la mort (1), il se penche sur l’alpinisme et tente d’expliquer pourquoi les hommes cherchent à gravir des montagnes, en dépit des risques.
Pour vous, la mort est au cœur même de la pratique de l’alpinisme. Presque son moteur.
Il m’est apparu, en confrontant ce que j’ai un peu vécu lors de mes expériences d’alpiniste et ce qui était écrit dans la littérature de montagne, que, finalement, le sujet de l’alpinisme, c’est le côtoiement de la mort, de la frontière entre la vie et la mort. L’alpinisme fait partie de ces domaines typiques où l’homme explore ses limites. Et tout en les explorant, il tente de faire une expérience originale, surtout en très haute altitude : il s’agit d’ouvrir la porte au-delà de la vie, pour voir ce qu’il peut bien y avoir dans cette espèce de no man’s land.
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L’alpinisme et la montagne, dans leurs versions les plus élitistes et sportives, seraient donc un moyen de se confronter à la mort ?
Oui. La mort disparaît petit à petit de nos sociétés développées. Autrefois, elle était dispersée dans tous les âges de la vie ; de nos jours, elle est hyperconcentrée dans les âges de la vieillesse. L’homme se vit et apprend à vivre comme un immortel, au moins jusqu’à la quarantaine. Ce phénomène est très récent. Cette disparition progressive de la mort produit un drôle d’effet : le besoin d’aller se confronter à elle, en montagne, par exemple. En haute montagne, on peut approcher la mort sous des formes très ritualisées. Et c’est justement la mise en scène de cette confrontation qui crée le mythe. La force du mythe de l’ascension de l’Annapurna par exemple tient pour beaucoup aux confrontations successives des membres de l’expédition avec la mort : Maurice Herzog l’appelle ainsi à trois reprises en redescendant à Katmandou pour abréger ses souffrances.
Pourtant, toutes les histoires de montagne ne se transforment pas en mythes.
Dès que la mort entre en scène à la montagne, les histoires peuvent devenir légendes. Par exemple, le mythe de l’Everest est lié à l’histoire de Mallory et d’Irvine en 1924. Mallory, l’homme qui disparaît au bout de trois tentatives sans qu’on sache s’il a pu aller jusqu’en haut. Et que l’on retrouve en 1999, gelé, sur la paroi, la veste en tweed sur les os blanchis, une lettre à sa femme dans sa poche… C’est ça, l’aventure extraordinaire de l’alpinisme. L’ascension réussie par Tensing et Hillary est beaucoup moins forte. Parce que c’est finalement une ascension sans histoire, simplement heureuse, militairement programmée et réussie. Un événement symbolique dans l’histoire du monde, mais pas un mythe.
Depuis, les ascensions se sont multipliées…
La montagne aujourd’hui et l’alpinisme en haute altitude relèvent de ce que je nomme l'«extrême de masse». Il s’agit d’aller là où d’autres sont déjà allés, pas pour battre un record, comme lors de premières. Mais pour soi, pour s’explorer, s’éprouver au contact d’une grande difficulté. La multiplication des ascensions de l’Everest montre bien qu’on est dans un phénomène d’extrême de masse : entre 1953 et 1983, il y a eu 150 ascensions réussies. Entre mai 2000 et mai 2001, il y en a autant. 2001 est une année record : en trois jours, 150 personnes sont au sommet. Autant qu’en trente ans. On peut vraiment parler d’extrême de masse quand il y a embouteillage au ressaut Hillary, l’un des endroits les plus dangereux et les plus inhospitaliers de la planète.
La montagne reste violente. On y parle de mutilations, d’alpinistes qui meurent à deux pas des tentes, sans aucun secours.
En très haute altitude, la mort est une voisine. La conscience ne disparaît pas, mais les alpinistes sont amenés à faire des estimations de l’utilité ou non de sauver quelqu’un. Jon Krakauer, dans son récit du drame de 1996 à l’Everest (2), raconte une scène qui relève de ce choix : des Japonais, sur le versant tibétain, croisent en montant au sommet trois Indiens en train de mourir et leur refusent de l’eau, estimant qu’elle aurait été perdue. Autrefois, cette cruauté était rarement racontée dans les récits. Maintenant, avec le développement de l’extrême de masse, ajouté à une volonté illusoire de transparence, l’aspect sale, voire «gore», de l’alpinisme est mis en avant. Et, paradoxalement, ces récits qui rétablissent la réalité dans ce qu’elle a de plus cru ne détournent pas les gens de la montagne.
Comment expliquer que certains alpinistes, ayant failli mourir, retournent quand même en très haute altitude ?
Il y a comme un apprivoisement réciproque avec la mort. Rapidement, ces gens retournent, dépourvus de frayeur, dans cette zone où ils ont touché l’invisible. Parce qu’ils en ont envie, alors même qu’ils savent que la haute altitude est pathogène et que la répétition d’efforts à cette altitude est dévastatrice. Ils le savent, mais ils y vont pour autre chose, pour souffrir et retrouver les sensations propres à cette autre dimension. On peut faire l’analogie avec d’autres types de sports «vertigineux», comme les 100 kilomètres en course à pied. Ils ont parfois des choses à expier. C’est si difficile d’en revenir qu’ils passent souvent par une période de dépression. C’est le retour, avec un sentiment profond de chute, un moment de réadaptation que j’appelle le syndrome de l’albatros, «exilé sur le sol…».
Ceux qui rentrent victorieux de cette confrontation avec la mort sont-ils transformés ?
Oui, on ne peut plus mener la même existence ordinaire. La très haute altitude change une vie.
(Interview parue dans le journal du 27 mai 2003, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la première ascension de l’Everest)
(1) Edition de Fallois, 2003.
(2) Tragédie à l'Everest, éditions Michel Guérin, Chamonix, 1998.