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Glace à deux parfums

Une saison en hiverdossier
Située dans le nord de la Chine, la ville d'Harbin accueille chaque hiver un festival de sculpture sur glace. Visite des œuvres et de la cité mandchoue, bâtie par le tsar Nicolas II, toujours empreinte du cachet de ses origines.
(Fredrik Rubensson / Flickr)
publié le 23 février 2008 à 2h27
(mis à jour le 11 janvier 2019 à 12h37)

Moins 28 degrés ce matin, Liu Ruiqiang se frotte les mains. L'an dernier à la même époque, le thermomètre affichait - 5. Un naufrage pour le festival de glace d'Harbin : au plus fort de la saison, l'Arc de triomphe de 30 mètres de haut s'était mis à dégouliner, il avait fallu coller une nouvelle couche de glace, en pleine nuit. Le réchauffement climatique allait-il engloutir ses espérances ? L'hiver, heureusement, a repris ses droits en Mandchourie. Début décembre, la rivière Songhua était prise dans les glaces sur 2 mètres d'épaisseur. Les 15 000 ouvriers saisonniers ont pu se mettre au travail : tailler 125 000 mètres cubes à même le fleuve gelé, sculpter des angelots, des colonnes doriques ou des déesses Shiva, et construire, en moins de deux semaines, le plus grand palais des glaces du monde : 400 000 mètres carrés, hérissés d'un Parthénon, un palais de Westminster, un temple bouddhiste, et des milliers de statues.

Crédit: Rincewind42 / Flickr.

L'édition 2008, surmontée d'une tour des Jeux olympiques de plus de 50 mètres, surpasse les précédentes. Liu Ruiqiang, patron de cette entreprise extraordinaire, peut se frotter les mains. Huit cent mille touristes sont annoncés d'ici mars, il est assuré de rentrer dans ses frais. L'homme, la cinquantaine, est téméraire et tout à fait représentatif de son époque. Ancien garçon de café dans un hôtel du groupe qu'il dirige aujourd'hui, il n'hésite pas à investir chaque année 50 millions de yuans (5 millions d'euros) dans ses chantiers mirifiques. Pendant deux mois, son immense terrain vague au bord de la rivière se transforme en une ville translucide et illuminée de milliers de néons multicolores, Disneyland congelé. Chaque printemps, quand son palais de l'éphémère retourne à la rivière et qu'il fait ses comptes, Liu Ruiqiang a un coup de déprime. Il ouvre un château-lafite, son vin préféré, comme tous les nouveaux riches chinois.

L'hiver suivant, il remet ça. Toujours plus haut, toujours plus beau. C'est son rêve d'enfant. Il veut redonner à Harbin, l'ancien «Petit Paris» de l'extrême nord de la Chine, un «rayonnement mondial». Lorsque le soleil se couche sur la ville plantée dans la plaine gelée, que l'étincelant «Harbin Ice and Snow Big World» se met à briller dans la nuit, dans un déluge de décibels, Monsieur Liu touche les étoiles. Il n'est pas le seul. Harbin (4 millions d'habitants) compte des milliers de sculpteurs résistants aux engelures, impatients de voir arriver l'hiver pour réaliser des oeuvres qu'ils ont mijotées toute l'année. Wen Zhong a creusé son Moulin rouge dans un bloc de neige tassée de 6 mètres de haut.

Nu gigantesque

Toute la journée, il sert des Nescafé bouillants dans des gobelets en carton au fond de sa grotte aux murs blancs, meublée de tabourets et de tables en glace. L'ambiance, par - 16, est presque douillette. L'an dernier, il tenait une trattoria avec des napperons rouges et blancs.

Dehors, dans le Parc de Neige, un joli jardin de la ville, les artistes achèvent leurs oeuvres à mains nues. Le cru 2008 est dédié à la France. Jeanne d'Arc, le Penseur de Rodin (Luodan en mandarin), une statue équestre de Napoléon, un nu gigantesque. tout est permis. Plus loin, un bout de Cité interdite grandeur nature. Sa construction a mobilisé cent personnes pendant deux semaines, dix heures par jour. C'est un classique, réédité chaque année. Son architecte rêve d'y accoler une tour Eiffel. Mais il n'est pas au point, la neige ne se prête pas aux longues portées. «En glace, je pourrais y arriver», réfléchit-il.

Crédit: Steve Langguth / Flickr.

Harbin, capitale de la Mandchourie, est une cité à part. L'amplitude des températures (- 60 degrés) et une histoire chahutée lui ont donné un cachet insoluble dans la monotonie effrayante de l'urbanisme chinois. Il y a des tours, des usines et des millions d'habitants, comme partout. Mais il y a aussi des cafés, des pâtisseries, des bâtiments anciens et des rues pavées qui mènent à la rivière. On y boit de la vodka et on y déguste des oeufs de saumon dans des restaurants à la décoration soignée. Une ambiance presque européenne, teintée de fastes passés.

Ilot de nostalgie

Ce sont les Russes qui ont fondé Harbin en 1898, dans un paysage de marécages. Le plan a été élaboré à Saint-Pétersbourg, sur ordre de Nicolas II, qui venait d'importer en Mandchourie la construction des Chemins de fer de l'est chinois, une extension du Transsibérien. Eglises orthodoxes, gares, immeubles à colonnades, stucs et jardins, hôtels de luxe, les Russes ont bâti une ville à leur goût qui a bientôt attiré toute l'Europe. Lorsque l'Armée rouge entra à Vladivostok en 1922, le dernier refuge des Russes blancs, ce fut un exode de dames en dentelles, de messieurs à favoris et d'enfants en costumes marins. Harbin devint un îlot de l'empire englouti, avec un opéra, un champ de courses et des bibliothèques. On donnait des bals et des concerts, on assistait aux offices dans la vingtaine d'églises orthodoxes, on partait en pique-nique sur les bords de la Songhua.

Le 20 août 1945, l'Armée rouge est entrée dans Harbin, qui comptait alors des centaines de milliers de Russes. «J'ai eu l'impression de faire un bond dans le passé, a raconté le général soviétique Skvortsov. Des messieurs se saluaient en soulevant leurs chapeaux melon, des popes en soutanes se signaient devant les coupoles des églises.»

En quelques semaines, cette bonne société, qui avait prolongé les années folles derrière la frontière de Sibérie, avait disparu. Rattrapée par la Révolution, engloutie dans les camps ou partie pour un nouvel exil. Dans les années 50, il en restait à peine quelques centaines, fondus dans la nouvelle république populaire de Chine qui avait repris ses droits en Mandchourie.

Soviétiques, Japonais, gardes rouges et urbanistes de la République populaire se sont déchaînés sur la ville russe. Mais l'empreinte reste bien présente. Les bulbes de Sainte-Sophie, pointent toujours leurs éperons dorés dans le ciel bleu vif. La basilique, comme l'ancienne synagogue, est devenue un musée du passé occidental. Dans l'hôtel Moderne aux stucs art déco, un pianiste joue des valses de Strauss sur un clavier désaccordé.

A quelques pas, le café Russia, encombré d'argenteries, de tableaux et de vieilles dentelles, est un îlot de nostalgie. Ouvert en 1914, il a survécu grâce à un architecte au sang mêlé, fils d'une Russe blanche et d'un Chinois. Hu Hong raconte l'histoire de sa famille sous le portrait à l'huile de sa grand-mère Anna : «Les Chinois nous ont considérés comme des révisionnistes, les derniers Russes ont fini dans la misère. On leur crachait dessus dans la rue.»

Lumières tamisées

Grandeur et décadence, la vie de Hu Hong est l'exact contraire de celle de Liu Ruiqiang, le patron d'Harbin Ice and Snow Big World. Chez lui, pas de néons, pas de décibels crachés dans la nuit, mais des lumières tamisées et des petits gâteaux sablés servis par des jeunes filles en robes fleuries. Le passe-temps favori de Hu Hong est de dénicher les miettes du passé, une petite cuiller en argent ou une photo jaunie. Il se sent seul à Harbin : «Les Chinois ne pensent qu'à s'habiller et à s'enrichir. Un jour, ils se retourneront sur leur passé. Mais il sera trop tard.»

Il est grand temps de visiter Harbin. Et son festival des Lanternes au plein coeur de l'hiver sibérien. Il doit son nom aux anciens chasseurs mandchous, qui allumaient des bougies dans des cubes de glace pour s'éclairer la nuit. Les néons ont remplacé les chandelles, des stations de ski ouvrent dans les collines proches. Le «petit Paris» du Grand Nord est passé dans le XXIe siècle.