Envoyé spécial à Gulmarg. Des lance-roquettes en guise de canons à neige et des pisteurs armés jusqu'aux dents. Gulmarg, au Cachemire indien, est assurément la station de sports d'hiver la plus militarisée du monde. L'arrivée à l'aéroport de Srinagar, capitale de cette province himalayenne déchirée depuis près de vingt ans par un sanglant conflit séparatiste, est quelque peu surréaliste. Sur la piste, c'est ambiance bunkers, miradors, et soldats en armes. Look grunge et snowboards en bandoulières, deux Canadiens observent, un peu ahuris. Mais déjà, leur regard se tourne vers les sommets enneigés, au loin, derrière les fils barbelés. Car depuis que le site a été équipé d'un téléphérique permettant de monter à 4 000 mètres, Gulmarg est en passe de devenir un mythe pour les freeriders du monde entier.
«Le téléphérique le plus haut du monde, avec des pentes vierges de tous les côtés !» s'enthousiasme déjà l'un d'eux qui, comme beaucoup, a appris son existence via les sites de glisse spécialisés. «Bienvenue au paradis sur terre», clame le premier panneau à la sortie de l'aéroport. «Désolé pour la gêne occasionnée», s'excuse le suivant, en référence aux check-points en série. Sur les 40 km qui séparent Srinagar de Gulmarg, un bidasse est posté tous les 200 mètres. Un demi-million de soldats chargés de mater la rébellion indépendantiste - le conflit aurait fait au moins 45 000 morts, deux fois plus d'après la guérilla - sont déployés au Jammu-et-Cachemire.
Les touristes, venus d'Europe, des Etats-Unis, d'Australie ou de Russie, ne se doutent pas des horreurs que continuent de vivre les Cachemiris, pris en étau entre l'armée et les combattants islamistes. Tous n'ont qu'une image en tête : la poudreuse himalayenne. Un rêve, jusqu'à peu inaccessible pour qui n'était pas prêt à gravir les sommets en raquettes ou en peaux de phoque. En 2005, l'extension du téléphérique de Gulmarg au sommet de l'Apharwat a tout changé.
Voyages de noces
A un jet de pierre de la frontière pakistanaise, Gulmarg est un petit plateau situé à 2 650 mètres d'altitude, verdoyant l'été et enneigé l'hiver, au-dessus duquel s'élève l'impressionnante chaîne des Pir Panjal. Une de ces hillstations dont raffolaient les colons anglais, en quête de fraîcheur lorsque la chaleur des plaines devenait intenable. C'est donc ici qu'est né, en 1927, le Ski Club of India, fondée par deux officiers amoureux de la glisse. Compte tenu du peu d'enthousiasme des Indiens pour les sports d'hiver, après l'indépendance, le site est devenu une destination estivale, accueillant les couples en voyage de noces. Premier constat : Gulmarg n'est pas une station au sens occidental du terme. Ni shopping, ni boîtes de nuit, ni restaurants. «C'est un challenge de trouver une bière ici !» se lamente un jeune snowboarder australien, qui n'a manifestement pas compris que nous étions en terre musulmane. Le village n'est qu'une succession de minuscules échoppes et autres bouis-bouis.
Avec ses luges en bois et ses hôtels aux allures de chalets, Gulmarg donne la sensation d'un retour à une époque où le monde n'avait pas encore découvert les canons à neige et les horreurs en béton. Logique, puisque, avec l'insurrection, aucun touriste n'a mis les pieds ici durant plus d'une décennie. La violence a toutefois énormément diminué dans la région. «Gulmarg est aussi sûre que n'importe quel lieu en Inde», affirme Farooq Shah, le directeur de l'Office du tourisme de l'Etat, espérant que les gouvernements étrangers rectifient enfin leurs «conseils aux voyageurs» sur le Cachemire. A notre arrivée, c'est la consternation : le second tronçon du téléphérique, soit le principal attrait de la station, est fermé. Motifs : chutes de neige, vents trop forts et, depuis deux jours, déclenchement d'avalanches. Deux jours pour sécuriser le domaine ? «Nous en sommes aux débuts, s'excuse le directeur du site, Farooq Lone. Et puis, obtenir des explosifs n'est pas facile ici.»
En raison de l'insurrection, seule l'armée est habilitée à manier la dynamite au Jammu-et-Cachemire. Résultat : des soldats doivent accompagner les pisteurs, eux-mêmes encadrés depuis deux saisons par des pisteurs australiens. Idem pour les secours : impossible, pour l'instant, de faire voler un hélicoptère privé dans les parages. A l'exception de quelques pistes pour débutants, rien n'est damé à Gulmarg, paradis du hors-piste. Déçus de ne pas pouvoir monter au sommet, nous explorons le premier tronçon. La neige est excellente, et croiser un skieur relève de l'exception. «Ce n'est pas la peine de venir ici pour ça, on trouve la même chose bien plus près de chez nous, se plaint Illias, un Ukrainien venu avec une vingtaine d'amis. Nous sommes une bande de mordus, nous faisons le tour du monde des meilleurs spots de glisse.Mais si on ne peut pas monter en haut, on sera venus pour rien.» De fait, après deux ou trois descentes, on reste un peu sur sa faim.
Fausse alerte
Direction le restaurant situé à mi-station, histoire d'étudier un peu la faune internationale qui hante les lieux. Dans une agréable odeur de pétards, des dizaines de jeunes Occidentaux sirotent un kehwa en évoquant leurs exploits passés. Certains sont lourdement équipés : talkie-walkie, pelles, cordes. Car pour les plus aventureux, le nec plus ultra n'est pas de descendre sur le domaine sécurisé, mais de profiter du téléphérique pour explorer les versants alentours, totalement vierges, offrant des descentes de près de 15 kilomètres. A ces altitudes, l'aventure est cependant dangereuse: une jeune Australienne a été emportée par une avalanche, l'an dernier, et une Norvégienne est portée disparue depuis janvier.
Tout à coup, un bruit d'explosion fait sursauter la salle. Fausse alerte : ce n'était qu'un paquet de chips ! En début d'après-midi, le bruit court que le deuxième tronçon va ouvrir. Les freeriders font déjà la queue pour être parmi les premiers à fendre la poudreuse. A proximité, trois soldats armés de fusils d'assaut montent la garde. «C'est un peu étrange au début, mais on s'y fait, sourit Jurgen, venu d'Allemagne. Et puis on est aussi là pour l'aventure !» Pendant ce temps, des touristes chinois font des photos souvenirs avec les soldats, tout sourire. Les touristes indiens - venus non pas pour skier mais pour «toucher la neige» - se font, eux, photographier avec les snowboarders étrangers. A chacun son exotisme.
Le lendemain matin, c'est l'euphorie. Le sommet de l'Apharwat est enfin accessible, le temps superbe. «C'est la meilleure neige du monde, elle est presque transparente !» s'exclame un Néo-Zélandais. Dans le téléphérique, nous sommes nous aussi pris d'une certaine excitation : 1 300 mètres de dénivelé, de la poudreuse à perte de vue, et le luxe de ne croiser personne. A l'arrivée, snowboarders comme skieurs font tous le même constat : «C'est la descente de ma vie !» «Jusqu'ici, mon site préféré était la vallée Blanche, à Chamonix, précise Urmet, un Estonien de 32 ans. Maintenant, c'est clairement Gulmarg. Je reviendrai l'an prochain.» Verdict lâché après une seule descente. Tout est dit.