«Aucune difficulté technique, mais un engagement important dû à la haute altitude, aux conditions climatiques et à l'isolement.» Durant les quelque trente-six heures du voyage entre Paris et Mendoza (Argentine), on a le temps de relire vingt fois la fiche technique de l'expédition qui doit emmener notre groupe au sommet de l'Aconcagua (6 962 m), point culminant de la cordillère des Andes. Trois semaines de trek au pays des condors, avec un seul objectif: le sommet.
1er et 2e jours : «Bien entraîné ?»
Premier contact à l'aéroport. On se repère aux doudounes et aux sacs de vingt-cinq kilos qui s'empilent sur les chariots. Fabien, notre guide chamoniard, compte les participants et vérifie les bagages. «Premier voyage en Amérique du Sud? Oui, et toi ? Bien entraîné? Je sors d'une crève d'enfer...»
Diamox or not Diamox ? Entre deux duty free et trois cafés, durant les interminables escales (Paris-Madrid-Buenos Aires-Mendoza), les conversations tournent sur la grande inconnue des prochains jours : le MAM (mal aigu des montagnes) et la meilleure manière de lutter contre cette affection qui va de la simple migraine à l'oedème cérébral ou pulmonaire (1). Actuellement, un seul médicament le Diamox semble capable d'en atténuer les effets, mais le sujet divise les montagnards. Les membres du groupe ayant déjà frôlé les 6 000 mètres y vont de leurs souvenirs de mal de crâne et de nausées. Puis la conversation passe aux chaussures à coque, bâtons, surbottes, moufles...
3e jour : la température absolue en Kelvin
Arrivée à Mendoza, grosse ville de 1,5 million d'habitants, à 1 000 kilomètres à l'ouest de Buenos Aires. La cordillère est devant nous et les premiers sommets enneigés visibles dès la descente d'avion. L'atmosphère moite de l'été austral tranche avec nos équipements. Dans le bus surchargé où nous a rejoints Martin (prononcer «Martine»), un Péruvien souriant qui sera notre second guide, les débats techniques se poursuivent. On étalonne les altimètres. «PV = nRT. Pardon ? Bah oui, la pression par le volume égale le nombre de moles multiplié par la constante des gaz parfaits et la température absolue en Kelvin. Et ça fait aussi l'heure, ton truc?» Kilimandjaro, Cotopaxi, mont Blanc, Zanskar, pôle Nord... La montagne et les treks lointains fédèrent ce groupe costaud (deux filles et dix garçons, plus nos deux accompagnateurs) qui compte en son sein des professionnels de la montagne, un marathonien, une championne départementale de tennis... Le benjamin a 24 ans, le doyen 60.
4e jour : dérouillage...
Première marche : nous avons quitté Punta del Inca pour pénétrer dans le parc de l'Aconcagua. Une promenade de quatre heures qui nous emmènera au premier camp, Confluencia, à 3300 mètres d'altitude. Après des mois de sédentarité en France, chacun redécouvre les plaisirs de la randonnée : les décors somptueux et austères de la haute montagne, les champs de pierre ocre, les torrents glacés, les corps qui se dérouillent...
Crédit: Luc / Flickr.
5e et 6e jours : bivouac polyglotte
Le camp intermédiaire où nous bivouaquerons deux nuits est composé d'une cinquantaine de tentes. Sud-Américains, Espagnols, Anglais, Polonais ou Russes se croisent en échangeant des informations sur la météo, l'enneigement ou le prix de l'eau minérale. Confluencia est situé le long d'un torrent à la croisée de deux vallées. La première s'achève au pied de la face sud de l'Aconcagua : un mur vertical de près de 3 000 mètres réservé à l'élite de l'alpinisme. La seconde aboutit à «Plaza des mulas», le refuge où nous dormirons jusqu'à la fin du voyage, au pied de la face ouest. Il nous faudra pour l'atteindre marcher une journée dans un désert minéral taillé par les glaciers et les vents.
7e jour : la valse des hélicoptères
Les cimes déciment. A 4 300 mètres, le moindre bobo se transforme en maladie. Au bout d'une semaine, la moitié du groupe est sous antibiotiques et une participante mal acclimatée est placée une heure en caisson hyperbare par Fabien qui, chaque matin, donne, ou ne donne pas, l'autorisation de grimper. A l'heure du petit-déjeuner, alors que les hélicoptères redescendent vers la vallée leur lot d'ophtalmies des neiges et d'oedèmes, on compte les absents, on scrute les visages mal réveillés. L'oxymètre qui permet de calculer les pulsations cardiaques et le taux de globules rouges dans le sang passe de main en main avec les thermos de thé. «75 ? Pas terrible... 92? Ahhh ! Ça, c'est bon. Et les oreilles rouges ? Un signe avant-coureur de d'embolie ? Mais non, imbécile, juste un coup de soleil. Hou ! lala !, t'es nerveuse ! Ça, c'est un symptôme du MAM !»
Briefing matinal. L'assaut final n'est prévu que dans une semaine, mais il hante toutes les conversations. On répète donc le timing : réveil à 3 h 30 au camp d'altitude, départ une heure et demie plus tard. 1 h 40 pour rejoindre Berlin (un camp à 6 000 mètres) ; 2 h 30 pour atteindre Independencia, à 6 300 ; puis la traversée du couloir des vents et enfin le cauchemar des grimpeurs, la canaletta, un pierrier gelé qui grimpe jusqu'au sommet et dans lequel il faudra cramponner et s'encorder. Compter encore deux heures, au mieux. En tout, sept à neuf heures de montée auxquelles s'ajouteront quatre heures de descente. Si on est en forme. On essaye la fréquence des talkies-walkies ; Fabien exhibe son GPS, on discute nourriture, matériel, temps de repos... Dehors, la neige se met à tomber à gros flocons.
8e jour: à la queue leu leu
Grand beau, ciel bleu, paysage blanc. La tempête de la veille a recouvert tous les sommets, mais nous savons que deux jours de soleil suffiront à faire disparaître la neige. En attendant, balade le long du glacier. A la queue leu leu, le groupe évolue entre les pénitents de grosses stalagmites de neige sculptées par le vent. Déjeuner symbolique à 4 807 mètres face à l'Aconcagua. Il fait chaud. On traîne au soleil en chipotant sur les sandwichs rassis du refuge. Le lendemain, ascension du Cerro Bonete, premier 5000 dans la neige. L'arête est minuscule, mais la vue sur les glaciers et le Chili voisin est à couper le souffle. Descente facile, quelques gadins.
Crédit: David / Flickr.
9e jour : sens interdit
«Non, Gérard, c'est un sens interdit. Et alors ? Alors, tu passes ton tour et tu pioches deux cartes. Et Renaud aussi.» Les parties de Uno occupent les fins d'après-midi. Polaire sur le dos, bonnet enfoncé jusqu'aux yeux le refuge n'est pas chauffé et la température tombe vite dès que le soleil a disparu , le jeu est un bon passe-temps. Dans la salle commune ornée de fanions, T-shirts et drapeaux de toutes les nationalités, on discute, on répare le petit matériel. Parfois, un grimpeur couvert de givre pénètre dans le refuge et s'affale sur une chaise. «Alors, réussi ? Non, trop de vent, on a cassé dans la canaletta. Bon, ce sera pour la prochaine fois. A toi de jouer, Gérard, et tu pioches deux cartes. C'était un 9 pas un 6.»
10e et 11e jours : le nid des condors
Nido «se fera» en deux voyages. Fini le portage des mules, cette fois c'est à nous de monter notre bivouac à 5 600 mètres, sur une crête rocheuse baptisée Nido de condores (le Nid des condors) : tente, gaz, réchaud, nourriture et 3 à 4 litres d'eau par personne ; plus, lors de la deuxième ascension, crampons, sac de couchage, thermos, caisson hyperbare, cordes... Près de 1 500 mètres de dénivelé et cinq à six heures de marche le long de sentiers en zigzag. Les derniers mètres se font dans une ambiance de haute montagne. On s'arrête tous les cinq mètres pour reprendre son souffle. La marche, les gestes, toute la vie semble au ralenti.
Crédit: Hanna Norlin / Flickr.
12e jour : attendre...
Deuxième et dernier voyage pour Nido avant le grand jour ; le groupe s'est scindé en deux. En file indienne, on dépasse les camps intermédiaires pour arriver sur le surplomb de neige où nous attend notre bivouac. Vers 15 heures, on se glisse dans les tentes deux places et l'on commence à préparer ses vêtements en surveillant le réchaud qui ronfle sous l'auvent. Rien à faire sauf à penser à ce sommet qu'il faudra conquérir demain «à l'arrache». A ces neuf heures qu'il faudra gérer en puisant dans le mental.
13e et 14e jours : «Three on the top»
3 h 30. Pendant toute la nuit, le vent a battu les abris. Coups sourds, crissements et sifflements ont ponctué les quelques heures de sommeil arrachées au froid et à l'altitude. Au réveil, l'eau est gelée dans les bouteilles. Il doit faire -20 ou -30° C dehors. A la lumière des frontales, on s'extirpe des duvets. Pain d'épice, thé, puis chacun sort dans la nuit noire. Deux, trois mots, quelques conseils de dernière minute, et la petite colonne démarre lentement. Commence alors la longue marche. Les premiers quarts d'heure se font en silence, chacun réglant son pas sur celui de son prédécesseur. Puis la colonne se disloque. Fini la solidarité de groupe: l'effort est trop violent, le souffle trop rare, c'est désormais chacun pour soi. On laisse donc filer les plus rapides et l'on se concentre sur son propre pas. Au bout de quelques heures, la marche devient automatique, avec une idée fixe : continuer, encore et toujours, vers ce sommet qui semble se dérober. Chaque mètre arraché à la montagne est une victoire.
14 heures, le talkie-walkie grésille. «Three on the top. Congratulations. Et les autres ? Fabien, dans la canaletta, avec encore deux...» Le nuage lenticulaire qui surplombe la montagne depuis l'aube ne s'est pas transformé en tornade et cinq membres du groupe sont au sommet deux ont décroché peu après le départ de Nido, orteil et pouce gelés. Là-haut, à 6 962 mètres, c'est l'heure des embrassades. Le V de la victoire, quelques larmes, et la photo des héros auprès de la croix qui surplombe le sommet. En arrière-plan, des montagnes à perte de vue, sur des centaines de kilomètres. Loin, très loin, derrière la barrière de nuages, on devine l'océan Pacifique.
En bas, au refuge, la nouvelle est accueillie avec joie et un brin d'envie chez les cinq qui ne tenteront l'ascension que le surlendemain. «Ohhh, mi corazon esta en la cumbre (2)», minaude la petite amie du guide argentin en envoyant des baisers à la montagne.
15e au 18e jour : fin de l'abstinence
La seconde vague part et revient à son tour (quatre abandons, deux réussites). Dans le groupe, la tension retombe. Quelques regrets, un peu de tristesse, mais après quinze jours d'abstinence, les bières et les bouteilles de vin font leur apparition sur les tables. On commence à ranger ses affaires, on rêve de douches et de steaks pantagruéliques, on panse les bobos et, sur la longue route du retour, on évoque déjà les prochains départs et les futurs exploits : un 8 000, un voyage à pied jusqu'à Jérusalem, le pôle Sud, l'Everest. «Pourquoi pas, si ce n'était pas si cher...»
(1) Le MAM est dû à une mauvaise acclimatation du corps au manque d'oxygène. Il touche environ 15 % des gens à 2 000 m d'altitude, 60 % à 4 000, et tous les grimpeurs en haute altitude.
(2) «Mon coeur est au sommet.»