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Libération
Dans le retro

Tintin: «J’ai vécu en quelques jours toute une vie d’alpiniste»

Une saison à la montagnedossier
A l'occasion du salon de la BD d’Angoulême, rencontre avec le reporter belge, désormais à la retraite qui revient sur son expédition au Tibet.
(Greg willis / Flickr)
par Christophe Raylat
publié le 10 novembre 2015 à 11h12
(mis à jour le 26 janvier 2017 à 10h09)

Rencontrer Tintin est un privilège rare. C’est très intimidé que je me suis présenté aux portes du château de Moulinsart pour une brève rencontre avec le plus célèbre reporter de tous les temps... Svelte et alerte malgré ses 95 ans, il m’attendait assis dans un fauteuil Club au milieu de son grand bureau. Les portraits du capitaine Haddock et du professeur Tournesol trônaient sur la cheminée. Tintin était vêtu en toute simplicité de son pantalon Golf et d’un pull bleu léger. Sa houppette blanche ponctuait un visage toujours rond et lisse animé d’un regard éternellement enthousiaste. Il m’invita à m’asseoir face à lui.

Votre aventure au Tibet vient d’entrer au Panthéon des «Grands mythes universels». En quoi cette expérience fut-elle singulière pour vous?

L’aventure que nous avons partagée avec Haddock et Milou ne ressemble à aucune de celles que nous avions vécues auparavant. Tour d’abord vous n’ignorez pas qu’elle fut écrite alors que mon Créateur, Hergé, vivait un bouleversement dans son existence. Un divorce douloureux et la volonté de reconstruire une vie plus proche de ses idéaux. Entre espoir et culpabilité, il a exprimé dans Tintin au Tibet son désir de pureté et de détachement. Cet album est ainsi le seul sans « méchants », sans arme, sans mort. Nous n’évoluions pas dans le mode narratif habituel, je n’avais pas affaire à quelque bandit comme le sinistre Rastatopoulos, non, nous étions dans une histoire toute différente. Une quête et un parcours initiatique. Et je peux vous l’affirmer, cet album était le préféré d’Hergé, il me l’a souvent répété.

L’Académie des Mythes et Légendes a tenu à souligner que votre aventure au Tibet avait un caractère messianique, pouvez vous nous l’expliquer?

On a souvent dit que tout au long de cette histoire j’étais habité par un espoir communicatif. Mais dans le fond ce n’est pas tout à fait la vérité. Plus que d’espoir, il s’agissait d’une certitude. Une certitude totale qui ne souffrait l’ombre d’un doute. Je ne croyais pas Tchang vivant, je savais Tchang vivant et moi seul pouvait le sauver. Je pense que c’était pour mon Créateur une façon de dire « Je sais, je sais ce que j’entreprends », d’affirmer son choix même s’il allait à l’encontre des bonne mœurs de l’époque qui ne tolérait pas encore le divorce. Et Je suis intimement persuadé que cette certitude résonne en chaque lecteur comme l’écho de ses propres certitudes, enfouies dans l’attente d’un courage capable de les exhumer.

Votre certitude était si puissante que vous sembliez prêt à tout pour la suivre même tourner le dos à vos meilleurs amis. En cela elle revêt un caractère messianique. Une certitude qui dépasse l’idée de soi, pour laquelle on est prêt à sacrifier ce qui nous est le plus cher.

Vous parlez ici du détachement. Assumer ses certitudes, c’est se détacher du jugement des autres et en particulier de celui de ses proches. Mon Créateur vivait un déchirement personnel et nous étions tous les deux dans le même état d’esprit. Lui voulait construire une nouvelle vie, moi je voulais sauver Tchang et nous étions les seuls à croire au bien-fondé de nos certitudes respectives.

N’oubliez pas non plus que, de façon plus prosaïque, j’étais face à une urgence absolue. Tchang perdu dans la montagne, je devais parer au plus pressé et je crois qu’au fond de mois j’avais autant confiance en ma certitude qu’en mes amis et vous savez bien qu’en montagne cette relation à l’Autre est à la fois essentielle et sublimée. C’est également ce sentiment qui fait la force de notre aventure et je n’ai jamais douté d’Archibald et de notre indéfectible amitié.

Cette aventure fut tout de même particulièrement corsée pour le capitaine Haddock. Un marin de haute mer, échoué sur les rivages tibétains et qui se fait piller son whisky par un boit sans soif de Yeti…

À la fin de son existence, Archibald m’a fait une confidence. Pour lui aussi cette aventure était la plus grande de toute. Plus essentielle même que notre voyage vers la lune. Il me demanda si je lui en voulais d’avoir à plusieurs reprises fait mine de m’abandonner. Mais comment lui en vouloir ? Il risquait sa vie à chaque instant, comment ne pas douter alors que nous avancions dans l’inconnu guidé par le seul fil de ma certitude. Vous imaginez la dose de confiance que cela nécessitait ? Bien sûr il y avait aussi notre vieil ami le Migoo, qui agaçait furieusement Haddock en le délestant systématiquement de son whisky et je crois bien qu’à plusieurs moments critiques, le désir de comprendre à quoi pouvait bien ressembler cet Abominable Homme des Neiges fut pour lui un puissant moteur d’obstination.

Quelle est la place du Yéti dans le mythe de Tintin au Tibet?

Le Yéti c’est l’animal mythologique par excellence. Mi-homme mi-bête, terrifiant lorsqu’on l’évoque et finalement si attachant lorsqu’on le rencontre. Dans la dramaturgie de notre aventure, il incarne la peur de l’inconnu, le rejet de la différence et la défiance de l’étranger. Il est à l’image des peurs qui sont en nous ! Mon Créateur s’est inspiré du mythe du Yéti, très en vogue à l’époque, pour transformer le monstre terrifiant en un sauveteur au cœur tendre capable de prendre la fuite à cause d’un éternuement d’Haddock. Un être seul, pourchassé par les Hommes qui voient en lui une concurrence inquiétante. Souvent nous parlons de lui avec Tchang. Lorsque je lui rends visite à Shanghai , ou qu’il vient ici à Moulinsart, nous évoquons notre « pauvre homme des neiges » (c’est ainsi que le nomme Tchang) pour en conclure que nous n’avons finalement rien fait pour lui alors que lui a tellement fait pour nous. C’est un regret et une douleur. Et souvent je me demande ce qu’il est devenu…

Cet album est mythique pour une grand nombre d’alpinistes qui se reconnaissent dans votre aventure, comment l’expliquez-vous ?

On peut donner une explication très simple. Dans Tintin au Tibet, je vis en quelques jours toute une vie d’alpiniste. La chute dans la crevasse, l’errance dans la tempête, la situation sans issue qui conduit Haddock à vouloir couper la corde pour me sauver, la tente emportée par la tempête, l’avalanche qui nous emporte, les hautes montagnes himalayennes… Il faut habituellement toute une vie d’alpiniste pour être confronté à l’ensemble de ces épreuves et chacune représente à elle seule une expérience suffisamment marquante pour constituer l’anecdote majeure d’un parcours de montagnard. Celle qu’il racontera assidument à ses petits enfants au coin du feu, sans jamais les lasser.

Les mythes se nourrissent également des images qu’ils convoquent. Des images universelles qui viennent à l’esprit lorsque nous nous confrontons à la réalité. Tintin au Tibet regorge des ces images, en êtes vous conscient ?

Oui, vous ne soupçonnez pas le nombre de lecteurs qui m’écrivent pour me raconter à quel point ils ont pensé à notre aventure en parcourant le Népal et le Tibet. L’image du temple de Swayambhunath lors de leur arrivée à Katmandou, ou celle de la fin de l’album, image nostalgique de notre caravane quittant le Tibet sous le regard triste du Yéti désormais rendu à sa solitude. Tous me disent que ces images sont inscrites au plus profond de leur passion de la montagne et que spontanément elles apparaissent en filigrane à l’heure de partir en voyage. Comme si la ligne claire de mon Créateur dessinait aussi leur lien indicible avec l’altitude. Une pureté, une simplicité et finalement une sincérité aussi difficile à traduire qu’à comprendre. C’est ainsi que s’inscrit un mythe, au plus profond des émotions de chacun. Vous savez, je n’ai pas voulu cela, et mon Créateur non plus. Cette aventure l’a aidé à changer sa vie, elle m’a permis de sauver Tchang, le reste ce sont les lecteurs qui l’ont écrit.

Texte extrait de Mythologie alpines, aux éditions JME, sous la direction de François Damilano. Lire ici la critique.

Écrivain et cinéaste, Christophe Raylat est directeur des éditions Guérin.