Noël 2014: pas de sapin enguirlandé mais un palmier en plastique, incongru, planté là comme un poteau électrique. Mont Ararat, Ağrı Dağı en turc, Çiyayé Agiri en kurde, Masis en arménien, Noé n’y retrouverait pas son arche. À défaut de s’entendre sur son appartenance géopolitique, on s’accorde sur son altitude: 5 165 mètres pour le «grand» Ararat ; car à côté se dresse le «petit » (3 900 m quand même).
De tout ça, les loups se moquent; ils descendent nuitamment les flancs de ce majestueux volcan, bravent les kangal, ces robustes chiens de bergers protégés par des colliers hérissés de pointes en fer, et s’attaquent aux paisibles troupeaux de moutons.
Les touristes qui s’aventurent dans une bourgade isolée les redoutent particulièrement ; on ne compte plus les imprudents qui, coursés par un de ces redoutables gardiens, ont regagné précipitamment leur voiture, les jambes en coton, le front en sueur et la trouille au ventre. Les villageois sont bien trop occupés pour intervenir dans ce genre de situation.
Les écoliers quant à eux, apparemment indifférents aux chiens et au froid, déambulent en riant dans les rues enneigées, improvisent des matchs de foot et dérapent sur le verglas, sans égards pour leur tablier-uniforme agrémenté d’un petit col blanc soigneusement repassé par leurs mères. Souvent, ils enfilent par-dessus un sweat-shirt de contrefaçon Adidas.
Derrière les vitres embuées par la chaleur du poêle à charbon, des hommes – mais où sont donc les femmes ? – affublés de moustaches dont les diverses formes affichent différentes opinions politiques, tournent inlassablement une petite cuillère dans le verre en forme de tulipe. Le cliquetis des cuillères se mêle aux éclats des conversations et à la rumeur de la télévision. Qu’elle diffuse un match de foot, des faits divers ou un bulletin d’information, elle suscite souvent des commentaires passionnés. Parfois, quand il ne reste plus assez de charbon pour alimenter le poêle, on y engouffre ce qu’on a sous la main, même des morceaux de polystyrène. Il faut vraiment avoir peur de retourner dans le froid pour résister à l’odeur immonde qui se répand alors dans la petite pièce.
Carnet de voyage à lire dans Bouts du monde n°23 www.revue-boutsdumonde.com