L’Inde et le Pakistan s’écharpent à intervalles réguliers depuis sept décennies à plus de trois mille mètres d’altitude. À cause du Cachemire, que le second exige de voir rattacher à son territoire, ce dont le premier refuse absolument d’entendre parler. Le contentieux indo-pakistanais est entré dans l’histoire avec cette singularité pittoresque de détenir le record du conflit le plus haut du monde.
Une unique route conduit au Mémorial de Dras, qui commémore les combats de juillet 1999. Une route semée d’embûches et parcourue de gouffres vertigineux. Au passage du col de Zojila, 3500 mètres d’altitude, la piste se réduit à une voie. Une soixantaine de véhicules militaires venus des zones frontalières du nord bloque la circulation. Plusieurs milliers de mètres au-dessous, à pic, deux ou trois carcasses encore fraîches de camions de marchandises. Juste en contrebas, au sommet d’un piton rocheux, un temple minuscule. L’endroit est sacré, entre autres parce qu’une vieille légende raconte que le Christ y aurait fait étape…
En tout cas, les semences de paix que le Fils de l'Homme aurait semées lors de ses hypothétiques pérégrinations himalayennes sont depuis longtemps desséchées. Le Cachemire a des allures de forteresse assiégée. Sur les principales routes de l'État, des soldats indiens, gilet pare-balles, arme automatique en bandoulière, sont postés tous les cent mètres. On les voit surgir au détour d'une route ou dissimulés derrière le tronc gigantesque de l'un de ces fameux pins de l'Himalaya. Des check points à l'entrée des villes, des fouilles, des vérifications d'identité… Dans les rues de Srinagar, capitale du Cachemire, sans arrêt des patrouilles de véhicules blindés, tandis que des types en tenue traditionnelle musulmane susurrent à l'oreille des rares voyageurs occidentaux: «Haschisch? Opium? Very good, you know!» Pour les habitants: une armée d'occupation et un désastre pour l'économie locale, à la fois privée des ressources du tourisme et plombée par l'explosion des prix due à la démentielle présence militaire. Mais aux yeux de beaucoup de visiteurs venus des quatre coins de l'Inde, les autochtones ont de la chance: Delhi les protège de l'ogre pakistanais…
Bollywood dans les alpages
De fait, l’Inde, dans toute son incalculable diversité, rêve de vacances au Cachemire. On croise ainsi des hijra en bande sur une petite route de montagne, à l’écart du centre bouillonnant de Pahalgam. Une dizaine de serviteurs du seigneur Ardhanarishvara, divinité androgyne née de la fusion du dieu Shiva et de la déesse Parvati, se promènent. Quand ils croisent des touristes, ils prennent des poses équivoques et lancent des plaisanteries égrillardes. Talons haut, décolletés exubérants, cheveux longs, bijoux et maquillage en surabondance. En temps ordinaire, on les croise par deux ou trois dans les quartiers les plus foisonnants de Delhi, où, en échange de quelques roupies, ils assurent aux jeunes couples bonheur et fécondité. Les voir ainsi, se déhanchant au crépuscule sur une route de montagne bordée d’hôtels, d’une mosquée, d’enfants à demi-nus barbotant dans la rivière… d’une des stations les plus courues du Cachemire, c’est moins commun.
Les alentours de Pahalgam ont servi de décors à d’innombrables productions de Bollywood, pour des scènes brûlantes de romantisme, auquel se prêtent idéalement les paysages. Autre lieu de séjour: Sonamarg, situé un peu plus au nord, est une station aux étendues en pentes douces couvertes de forêts de pins ou de bouleaux surmontés de glaciers brillants sous les sommets enneigés de l’Himalaya. Elle aussi est, de temps à autre, investie par des équipes de Bollywood.
Ainsi va le Cachemire, considéré par tous les Indiens comme un trésor national. Sauf que le trésor national se sent parfois comme un zoo peuplé d’espèces rares, ou comme une princesse à l’incomparable beauté prisonnière d’une tour pour l’éternité. Et cela l’oppresse un peu…