... Sitôt utilisée, elle retournait dans le bidon d’essence jusqu’au prochain repas. Ainsi va la vie dans les cuisines du Tibet, du Népal ou du Nord de l’Inde.
Jean-Marc Sauloup n'aime pas beaucoup le thé mais il en buvait bien volontiers dans ce qui était souvent le seul endroit chauffé de la maison. Pour se faire inviter, il avait un passeport qui ouvrait les portes de toutes les demeures: des polaroïds de ses hôtes et des photos du dalaï lama. Au cours de sa traversée du Zanskar, du tour des Annapurnas, ou de la kora du mont Kailash, ces cuisines rudimentaires ont souvent représenté le plus réconfortant des refuges. C'est dans l'une d'elle, dans la vallée de la Markha au Ladakh, qu'il a passé l'une de ses plus belles nuit. «Je m'étais séparé le matin-même de mon compagnon de route. J'avais marché seul toute la journée, je m'étais perdu et fait des frayeurs. C'est le premier soir que je passais tout seul. J'étais un peu angoissé. Le mari était absent, mais la femme m'a invité à passer la nuit».
Treize ans après, les descriptions sont précises: l’endroit exact sous la fenêtre où il avait installé sa paillasse, le gros poteau de bois invisible sur les photos qui trônait au milieu de la pièce à vivre, et la vaisselle fièrement exposée comme un signe de richesse… Sa nuit aura été à peine troublé par un nouveau-né qui recevait le sein de sa mère sitôt que se faisaient entendre les premières pleurs. Le matin, il se souvient tout aussi précisément de l’odeur des chapatis qu’il dégusterait avec quatre carrés de chocolat quand il atteindrait un col. Dans cette cuisine de l’Annapurna Lodge, à Kagbeni, il s’est niché dans un coin de la pièce en bougeant le moins possible pour caler son appareil photo argentique sur ses genoux. A cette époque, on augmentait encore la sensibilité de son film noir et blanc en tournant la molette de son appareil photo vers la droite.
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Aujourd’hui, Jean-Marc Sauloup a l’impression que ces photographies ont été prises au siècle dernier. C’est exact. Mais on tient le pari que si on retourne avec lui dans la vallée de la Markha, les gamelles qui brillent au-dessus du foyer n’auront pas beaucoup changé.
Bouts du monde n°11. www.revue-boutsdumonde.com