Ils semblent montés sur des ressorts. Les yeux bleus, la fourrure grise et blanche épaisse, les Husky de l’attelage de Sandrine Muffat bondissent de part et d’autre de la ligne de trait. Au départ de la septième étape de la course de chiens de traîneaux «La Grande Odyssée Savoie Mont Blanc», au centre du village de Val Cenis Lanslebourg, les chiens s’excitent. Quand leur maîtresse et ses aides (les «handlers» dans le jargon du «mushing») ont commencé à leur enfiler un harnais, ils se sont mis à japper : ils ont compris que la course allait reprendre.
Il est 17h30. L'obscurité enveloppe les montagnes et les forêts poudrées de blanc de la Haute Maurienne. La neige a cessé de tomber mais le froid continue de mordre avec -15°C. L'attelage s'ébranle sous une musique aux accents épiques et les applaudissements feutrés (pour cause de gants) d'un public d'environ 3000 personnes. L'étape du jour est longue de près de 70 kilomètres avec 2230 mètres de dénivelé positif cumulé. Sandrine courra la moitié car elle participe à la course «mid-distance», une nouveauté de l'édition 2017 de la Grande Odyssée. Avec ce format plus court, des mushers jeunes ou qui s'essayent à la compétition peuvent prendre part à l'une des courses de chiens de traîneaux les plus techniques de la discipline. «Alors que le standard de ce sport était de courir sur des étendues gelées avec peu de relief, nous avons voulu inventer une course avec du dénivelé qui traverse les massifs alpins français», explique Henry Cam, fondateur de La Grande Odyssée en 2005, sur une idée de Nicolas Vanier. Ainsi depuis treize ans, la course longue d'environ 700 kilomètres traverse la Savoie et la Haute Savoie en 11 jours avec un dénivelé positif compris entre 1500 et 3500 mètres pour chacune des 10 étapes.
Des chiens athlètes
Avec un attelage entièrement composé de Husky de Sibérie, le podium de la course longue distance est hors de portée. La plupart des chiens au départ de La Grande Odyssée sont des Alaskan, issus de croisements entre le Husky de Sibérie, endurant et adapté au grand froid et des chiens de chasse (Braque de Weimar, Lévrier, ou Pointer anglais) sprinters de haut vol. Croisés eux aussi avec des chiens de chasse, ils ont engendré les Eurohound. Au poil ras, ces derniers n'ont pas la noblesse et le regard perçant des chiens nordiques. «Les Husky ont un instinct sauvage. Ils ne sont pas calibrés pour la course : c'est à moi de les pousser et de les accompagner dans l'effort. C'est ce défi que j'aime», témoigne Sandrine Muffat.
Ce soir, après un premier virage serré où la neige crisse sous les patins des traîneaux, les mushers s’élancent pour une étape de deux jours à travers des paysages somptueux. Depuis Val Cenis Lanslebourg, ils s’engagent vers le fond de la vallée de la Maurienne à travers les forêts d’épicéas, de mélèzes et de sapins puis au bord de l’Arc, dans des étendues blanches éclairées par la lune. Plus tard, ils attaquent la montée vers le col du Mont Cenis.
A 2083 mètres, ce large passage vers l'Italie aurait vu passer, selon certains historiens, les éléphants d'Hannibal lors de sa traversée des Alpes en 218 av. J.-C. (lire notre article «Une mémoire d'éléphant»). Ce soir, il accueille 280 chiens. Dressées le long d'une piste piétonne : une trentaine de tentes bleues et des bottes de paille attendent les participants. Les premiers arrivent vers 22h. Dans la nuit, un point lumineux, celui de leur lampe frontale, signale leur approche. Puis l'on distingue les volutes de neige soulevées par les pattes des chiens. Au campement, les pilotes d'attelage méconnaissables sous leurs capuches givrées, réconfortent leurs athlètes, étalent la paille pour leur faire un lit et les habillent d'un manteau pour hâter leur récupération. La Vanoise, ce vent du Nord qui balaye les glaciers du parc national situé sur l'autre versant de la vallée souffle du froid.
Le mercure chute à -20°C. Comme s’ils maniaient un pic à glace, les mushers tailladent au couteau des blocs de viande gelés qu’ils jettent ensuite dans les gamelles. L’eau tiédie sur un réchaud complète la ration des chiens qui ne se jettent pas toujours goulûment sur leur pitance. Etonnant aussi, le silence qui peut planer quelques minutes au-dessus de cette immense meute. Puis soudain, des hurlements communicatifs qui déchirent la nuit.
Attachés le long d'une ligne qui relie un piquet au traîneau, les chiens s'endorment finalement en boule dans la paille. Demain, l'étape s'achèvera par un parcours d'environ 70 kilomètres autour du lac du Mont Cenis. Plus d'arbres mais de grands espaces de solitude suspendus au-dessus d'une eau bleu pétrole préservée des glaces pour quelques jours encore. «Mon parcours préféré», confie Benoît Verin, le seul musher à concourir sur un traîneau en bois, à la tête d'un attelage d'Alaskan. «On court de très longues distances dans le froid, dans des conditions difficiles où l'endurance est clé. C'est dans ces moments-là que l'on ne fait qu'un avec ses chiens.» Comme dans le Grand Nord.