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Un mois d'émois. Et nous et nous...

Une saison en hiverdossier
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A (re) découvrir, le premier roman d'Yves Exbrayat, truculente plongée dans l'univers des expés et de la montagne. Un style et un humour qui n'épargnent personne. On vous offre les quatre premiers chapitres.
Arète sommitale du Gyaji Kang (Paulo Grobel)
par Yves Exbrayat
publié le 10 mars 2017 à 9h41
(mis à jour le 23 mars 2017 à 14h33)

Préambule

Je suis allé souvent en Himalaya pour gravir des sommets sauvages. J’aime le dépaysement et la découverte. Je me sens bien en haute altitude. J’ai même caressé l’idée de gravir un 8000 (1). Juste pour l’idée de l’avoir fait, au moins une fois dans ma vie. Et puis j’ai lu beaucoup de récits d’expéditions et discuté avec des alpinistes de tout poil. J’ai aussi vu une tonne de reportages et écouté des témoignages. J’en ai conclu que l’ascension de l’un des quatorze sommets les plus hauts de la planète ne ferait pas partie de mon histoire. Trop de pression, trop de temps d’attente, trop d’argent en jeu, trop de contraintes. Et puis aussi trop de gens qui n’ont rien à y foutre selon ceux qui ont, j’imagine, quelque chose à y foutre. Je ne participerai pas à la polémique sur l’éthique d’ascension des 8000. Je resterai donc en dessous de cette barre fatidique au-delà de laquelle l’air n’a presque plus d’oxygène et la vie n’est plus que survie. Mais comme j’affectionne tout particulièrement les défis décalés, je me suis mis en chasse du seul sommet du monde qui culminerait à deux mètres sous la zone de l’épouvante, expliquant à qui voudrait bien l’entendre que, même debout, du haut de mon mètre quatre-vingts, j’inhalerai de l’air acceptable. Je ne percerai pas à coups de tête douloureux le plafond atteint à l’altitude de 8000 pile.

J’ai fouiné dans mon stock de cartes pour identifier cette montagne improbable. Je n’ai jamais trouvé de sommet affichant cette altitude. Certes, toutes les montagnes ne sont pas nommées, mais si un 8000 moins deux mètres existait, il aurait probablement été repéré par les géographes tentés d’en faire le quinzième 8000 les années de grosses chutes de neige. Inutile donc de m’entêter. Mon sommet n’existe pas, cela n’a au fond aucune importance. Ce que je veux, c’est faire de la belle montagne, me faire plaisir et fouler des terrains vierges. Je n’ai aucune envie de vivre la promiscuité d’un camp de base surpeuplé, ni de faire équiper la montagne de kilomètres de cordes fixes par des sherpas. Et je ne veux surtout pas respirer l’oxygène des bouteilles en kevlar juste pour tenter de faire un 8000. Plus que la beauté de la montagne, la magie du chiffre sonne comme un appel pour des hordes d’alpinistes en mal de reconnaissance. 8000, ce n’est pourtant qu’un multiple dans un système métrique qui a voulu un jour qu’un mètre mesure un mètre. Si un mètre mesurait quatre-vingt dix centimètres, il y en aurait combien des 8000 ? Peut-être plus de deux-cents. Personne n’aurait imaginé les gravir tous. Cela aurait été dommage pour Messner (2) – il aurait été moins célèbre – mais bien mieux pour tous ceux qui y ont laissé leur peau.

Mon 7998 mètres est une chimère. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est mon impérieux besoin de me tirer loin, de me tirer haut et de changer d’air. Et au moment de ma petite crise existentielle qui m’avait conduit à rechercher le sommet de mes délires, mon vieux copain guide était en train de monter une expé au Nord du Nord des Annapurna. Aux confins du Népal et du Mustang, l’idée séduisante était d’explorer des vallées perdues avec comme objectif suprême l’ascension d’un sommet vierge de 7500 mètres. Ma quête collait à son objectif. Il m’a naturellement proposé de rejoindre la petite équipe de clients qu’il venait de constituer. Sur le plan sportif, c’était moins ambitieux que ce que j’imaginais, mais très risqué sur le plan des relations humaines. Ni lui, ni moi, ne sommes des modèles de sociabilité. J’ai néanmoins accepté le challenge de venir partager un mois de vie en altitude avec des gens que je ne connaissais pas.

(1) Sommet dépassant l'altitude mythique de 8000 mètres. Au nombre de quatorze, ils sont tous situés dans la chaîne himalayenne.
(2) Reinhold Messner est le premier homme à avoir gravi les quatorze sommets de plus de 8000 mètres.

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Un mois d'émois, d'Yves Exbrayat aux éditions JME. 184 pages, 9,5 euros. Acheter le livre.