Mon seul souci est de partir vite, m’éloigner de tous ces gens qui me saoulent depuis que j’ai posé le pied dans l’aérogare. Le Guide nous attend avec le chauffeur de l’agence locale pour embarquer dans un minibus hors d’âge. Amusé de nous voir débarquer les uns derrière les autres aux commandes de caddies rouillés, et noyés au milieu d’une foule de prétendants à l’altitude, il nous demande ce qu’on a foutu! Peut-être se fiche-t-il déjà de notre gueule?
Le chauffeur nous aide à hisser nos bagages sur le toit du minibus. Il est assisté d’une grappe d’enfants bruyants, à l’affût de la première distribution de roupies par les touristes tout frais tombés des avions et sans notion de la valeur de la monnaie locale. Bonne pioche, nous n’échappons pas à ce racket aussi ludique que lucratif. Assise à l’avant du minibus, Marie-Jo est là, somnolente. Elle se retourne pour nous accueillir d’un discret «Salut». Pas même un «Vous avez fait bon voyage?» Puis elle se pousse un peu pour laisser place au Guide pendant que les autres s’entassent sur les banquettes arrière. Elle ne semble pas ravie de nous voir. Vingt-quatre heures qu’elle est arrivée. Son avance est marquée par une tenue vestimentaire plus estivale que les nôtres. Un polo caca d’oie informe, très vilain, et des sandalettes en cuir dont les petites sœurs des pauvres n’auraient pas voulu. Tous les membres de l’expé, affublés de la pépinière de bienvenue que le chauffeur leur a mise autour du cou au moment de son cérémonieux Namasté, trouvent une place plus ou moins confortable sur les sièges déglingués. Le minibus poussif quitte lentement l’enceinte de l’aéroport. Nous faisons un petit signe amical aux militaires patibulaires qui en gardent l’accès. Ambiance Tintin chez les Picaros.
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Nous sommes propulsés dans le capharnaüm des faubourgs de Katmandou. Des bagnoles, des camions, des cars, des vélos, des motos, des mobylettes, des piétons… partout, dans tous les sens. Ça circule dans un concert permanent de klaxons stridents, dans une atmosphère lourde de gaz d’échappement et de poussière mêlés. L’organisation de la circulation à Katmandou est très surprenante et chacun semble composer avec sa propre conception du code de la route. Les rues sont hyper encombrées, il n’y a pratiquement pas de feux et les priorités sont établies au feeling. À petits coups de klaxon brefs mais fréquents, notre chauffeur entre dans la danse. Il se fraie un passage tout en douceur dans ce magma mobile pour rejoindre tranquillement la gauche de la chaussée – vestige de l’influence impériale britannique: au Népal on roule à gauche. Se faufilant tout en finesse, sans à-coup ni embardée, il reste d’un grand stoïcisme malgré l’anarchie alentour. C’est surprenant, mais j’ai l’impression que c’est plus calme qu’avant, que ça pue un peu moins. Quelque chose a changé. Je suis moins oppressé. L’accoutumance peut-être? Mais non, c’est plutôt… les rickshaws – ces horribles triporteurs collectifs équipés de moteurs deux-temps selon l’ingénieur Gildas – qui pétaradaient en fumant tout noir dans un vacarme aigu, ont quitté la ville. Premier pas du pays vers une prise en compte minimaliste de l’environnement? À l’arrière du bus, c’est la panique. «La moto, la moto, la moto!» crie François, blanc comme un linge en voyant arriver droit sur nous une pétrolette avec trois personnes sur la selle, une quatrième sur le porte-bagages et une cinquième sur le réservoir. «Putain, on va se les faire!» Esquive parfaite du pilote qui, très zen, frôle le pare-choc avant du minibus et file en travers sur la portière d’un taxi malencontreusement bloqué au cul d’un camion hoquetant.
Petit coup de guidon, nouvelle acrobatie pour éviter un vélo et, tout en souplesse, la moto reprend sa place dans le trafic. Lorsque c’est trop le bordel aux carrefours où viennent buter des milliers de véhicules de tout format surgis de cinq ou six artères, un pauvre flic en chemise bleue se plante pour essayer de gérer ces flux complexes. Il porte un masque sur le nez et la bouche, sans lequel sa survie ne pourrait excéder une journée de travail, tant l’atmosphère est suffocante. Dans un pays où la maintenance technologique est basée sur le système démerde, il serait un peu excessif de demander aux mécanos une attention particulière sur le contrôle des émanations toxiques. L’objectif, c’est que ça roule et que le klaxon soit audible. Alors, le flic tente de se protéger comme il le peut et remplit sa mission avec une efficacité contestable. Mais il y met beaucoup d’énergie. Il se trémousse, mouline large avec ses bras et participe au concert en usant du sifflet avec conviction. De temps en temps, miracle, il parvient à débloquer furtivement la situation en faisant passer de-ci, delà une bagnole ou un bus qui file s’échouer quelques mètres plus loin. Presque détendus, mes camarades redoublent désormais d’attention pour ne pas rater leurs premières photos pittoresques…
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d’Yves Exbrayat aux éditions JME. 184 pages, 9,5 euros.