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Libération
Grand prix du jury France Montagnes

Giono «dans la maison désirée des montagnes»

Une saison en hiverdossier
Le Trièves, l’une des plus belles vallées des Alpes françaises, est l’un des haut lieux de l’œuvre de Jean Giono. Cheminement sur les pas d’un écrivain qui a su restituer l’étrange puissance de ces paysages.
Hauts plateaux du Vercors. Bouquetin mâle devant le mont Aiguille.
par François Carrel, Envoyé spécial dans le Trièves (Isère)
publié le 17 novembre 2017 à 18h36
(mis à jour le 20 décembre 2017 à 9h54)
François Carrel a obtenu en décembre le Grand prix du jury France Montagnes pour son article Giono «dans la maison désirée des montagnes» paru dans notre supplément du 18 Novembre. Un grand bravo à l'auteur et nos remerciements au jury. 

L'œuvre de Jean Giono (1895-1970), l'auteur de Colline, du Chant du monde ou du Hussard sur le toit, artisan extraordinaire de la langue française, est indissolublement liée à la Haute-Provence. Les hautes terres alpines jouent pourtant, elles aussi, un rôle essentiel dans son univers, comme en témoigne un de ses premiers romans, Un de Baumugnes, du nom d'un village de montagne «fait de ciel tout propre, de bon foin gras et d'air aiguisé comme un sabre», d'où descend Albin, son héros «pur comme de la glace». De toutes les terres d'altitude qui ont nourri Giono, le Trièves est celle qu'il a le plus aimée. Cette haute et large vallée, l'une des plus belles des Alpes françaises, s'étend entre Vercors et Dévoluy, derrière le col de la Croix-Haute sur la nationale 75 qui mène de Sisteron à Grenoble.

Trois sommets emblématiques

C’est un grand cirque au relief tourmenté - vallons, collines, gorges profondes - et une mosaïque de forêts, prairies et parcelles cultivées qui abrite des dizaines de villages préservés. Les montagnes l’enserrent presque totalement, en une succession de murailles surmontées de crêtes calcaires dont émergent trois sommets emblématiques, le mont Aiguille, l’Obiou et le Grand Ferrand… Jean Giono y séjourna longuement en 1931, 1935, 1939 et encore pendant trois étés, de 1946 à 1948.

Passé le col de la Croix-Haute, Giono entre en Trièves comme en religion : «Je commençais à descendre vers le village. J'étais enfin dans la maison désirée des montagnes. J'étais enfin dans ce cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d'à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d'ombre, d'échos, de bruit de fontaines.»

Personne n'a mieux écrit l'étrange puissance de ces hauts lieux, en particulier en automne : «Cette construction-là, avec ses quatre énormes montagnes où s'appuie le ciel ; cette haute plaine du Trièves cahotante, effondrée, retroussée en houle de terre ; cette haute plaine du Trièves tout écumante d'orges, d'avoines, d'éboulis, de sapinières, de saulaies, de villages d'or, de glaisières et de vergers ; son tour d'horizon où les vents sonnent sur les parois glacées des hauts massifs solitaires.» Il faut cheminer du côté de Chichilianne, hameau niché au pied du mont Aiguille, ou à Tréminis - «le bout du monde sous le Ferrand : montagnes, chamois, mélèzes, nuages, pluie et casse-gueule» - pour saisir ce qu'il trouvait ici : «Comme les hommes, les pays ont une noblesse qu'on ne peut connaître que par l'approche et la fréquentation amicale. Et il n'y a pas plus puissant outil d'approche que la marche à pied.»

Valeurs sociales

A Lalley, l'auberge qu'il occupait est devenue l'Espace Giono, un petit musée-bibliothèque-galerie dédié au lien de l'écrivain avec les montagnes et ses habitants. Jean Guibal, autorité du patrimoine alpin, écrit : «Les Alpes sont d'abord pour Giono un concentré de nature, d'une nature à peine travaillée par l'homme, telle que l'idéalise cet écologiste avant l'heure. Mais elles sont aussi porteuses à ses yeux de valeurs sociales, l'abri propice pour des communautés harmonieuses, ou même le possible refuge d'une humanité que la civilisation de la plaine (urbaine, industrielle, "moderne") a pervertie.»

Giono, fils d'une repasseuse et d'un cordonnier d'origine piémontaise, a trouvé ici les artisans, cafetiers, paysans, chauffeurs ou braconniers qui peuplent ses romans et l'enchantent. Fantasme ? Paradis disparu ? Emmanuel Breteau, photographe installé ici depuis vingt ans, sourit, attablé à Mens, chef-lieu du Trièves, au café des Sports qui n'a rien à envier au plus branché des troquets parisiens. Tout son travail témoigne de la réalité persistante de la richesse humaine du Trièves et de l'indissoluble lien entre ces femmes et hommes et leur cadre de vie : «Ce n'est pas la montagne lieu de loisir, de défoulement ou de repos, c'est un endroit qui a échappé aux invasions du tourisme, aux grands aménagements. Ce lieu de vie, pas forcément facile, attire ceux qui cherchent à fuir la société de consommation à outrance. Depuis une quinzaine d'années, beaucoup s'installent ici et créent leur activité : nous avons des couteliers, la distillerie des Hautes Glaces, quatre brasseurs de bière, des maraîchers bio, des éleveurs… et même un rémouleur de 25 ans qui vient de s'installer à Tréminis ! On retrouve là l'état d'esprit de Giono.»

«Vivre en harmonie»

Jean-Pierre Agresti débarque à l'improviste. Giono et le Trièves ? Il s'assied et raconte, rayonnant. Ado, ce fils de mineur de Gardanne a lu tout Giono et décidé qu'il vivrait dans ce haut pays de papier. A 22 ans, en 1968, il s'installe dans le Trièves comme garde forestier. Il n'est jamais reparti : «Les gens d'ici ont en commun l'amour du pays, celui qui est imaginaire, et celui qui est réel. Ils partagent une aspiration plus ou moins commune : vivre en harmonie avec soi, avec la nature et avec les autres.»

Il raconte la magie des lieux : «C'est un pays vivant, habité, pas immense mais avec des kilomètres de routes et de chemins. Ravins, gorges, serres [collines] et bancs [vires rocheuses], tout le pays est comme ça, on ne peut pas aller vite, ça tourne, ça monte. Souvent, il n'y a pas de réseau. C'est un lieu plein de mystères, où l'on peut s'inventer.»

Il est maire de Châtel-en-Trièves, commune qui fourmille de projets alternatifs, agricoles, culturels, commerciaux : «Ne pas baisser les bras, croire à ses rêves, se réapproprier son destin, l'espace. Trouver l'harmonie, avoir le désir de vivre et pas seulement d'exister : c'est Giono, ça ! Sa philosophie a pu être considérée comme réac, elle est en fait moderne. C'était un homme libre, pacifique et éminemment progressiste.»

On reprend la route de Lalley. Au creux d'un lacet, le Trièves se révèle une fois de plus dans toute sa magnificence. Les mots de l'écrivain résonnent : «C'est le cloître, la chartreuse matérielle où je viens chercher la paix. […] Elle m'a toujours pris raboteux et plein de nœuds et de colères et elle m'a toujours après laissé glisser de nouveau dans le monde lisse et vif comme une navette de tisserand. - J'arrive, mes montagnes ! Fermez la porte derrière moi.»

Découvrez le diaporama sur le travail d'Emmanuel Breteau