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Annapurna, la cime qui décime

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Charlie Buffet sonde les motivations des hommes qui s’attaquent à l’ascension folle de ces 8 000 mètres. De la première, victorieuse et triomphante, en 1950, à celle, mortelle et malheureuse, de Ueli Steck, en avril 2017.
(Giasco / Flickr)
publié le 3 janvier 2018 à 17h36
(mis à jour le 14 février 2018 à 9h33)

Avec Annapurna : une histoire humaine, Charlie Buffet s'est lancé dans une grande saga, formidablement. Elle commence avec Louis Lachenal et Maurice Herzog, se termine avec la terrible chute d'Ueli Steck, l'an dernier. «Gaston [Rébuffat] est entré par Muktinath. Ce n'est paraît-il, pas très beau, très rococo. Peu de pagodes et grosse crasse», écrit Lachenal en 1950. Mais qu'est-ce qui pousse tous ces alpinistes à risquer autant sur ces cimes si dangereuses ? Quelques réponses dans ce beau livre. Pourtant, Rudyard Kipling a averti tout le monde : «Un souffle de neige suffit à enlever vingt années à l'âge d'un homme.» «Chaque jour d'automne», poursuit Charlie Buffet (un ancien journaliste à Libération), les vainqueurs du Thorong La arrivent à Muktinath. Que cherchent-ils ? A se dépasser ? A se surpasser. Qu'ont-ils découvert ?

Werner Herzog, cinéaste ébouriffé, a suivi autour du mont Kailash au Tibet les pèlerins - autres genres d'alpinistes - qui «ressemblent à une métaphore de la vie humaine. Leur dévotion, leur ferveur, la souffrance, la prière sont écrites sur leurs visages […]. Le cours de notre vie de mortels figuré comme un voyage. C'est la quintessence de la vie.»

Lachenal a cette explication : «Le goût du risque est inné et raisonné par la suite. C'est un besoin chez certains hommes. C'est le désir de se perfectionner, de s'élever, d'atteindre l'idéal. Il implique le goût de la responsabilité. Maîtrise de soi et domination de la peur. Valeurs : école de volonté, persévérance, réflexion, discipline, confiance. Le charme du goût du risque, c'est l'incertitude du succès. Conséquence : il permet le progrès.» La montagne est celle qui offre aux humains leur subsistance, celle qui pourvoit des céréales (anna) en abondance (purna).

«Dans la pureté du matin»

Mais tout ne va pas de soi dans ce milieu hostile que se partagent les alpinistes et les locaux. Ainsi, les sherpas rechignent à porter des charges trop lourdes : plus de quarante kilos de matériel. Lors du premier convoi de 1950, on compte six tonnes de cargaison et 200 coolies. Les sherpas se mettent en grève en 1935, lors d'une marche d'approche. L'un d'eux, à l'âme de chef, Ang Tharkey, obtiendra que des mulets soient engagés. Maurice Herzog, en bon colon, décrit ce qu'il observe : «C'est avec curiosité et émotion que je dévore des yeux ces petits hommes jaunes aux muscles rebondis, contrairement aux Indiens qui sont décharnés.»

Son compagnon Lionel Terray est plus mesuré : «Certes ces montagnards à demi primitifs ont aussi des défauts, notamment un sérieux manque de soin et de minutie, mais leurs qualités de cœur, leur gaieté, leur enthousiasme, leur tact, leur gentillesse et leur sens poétique donnent une nouvelle saveur à la vie.» Et il a ces mots sur le paysage qui l'entoure : «Le cirque où nous sommes est d'une sauvagerie intégrale. Aucun homme, aucune plante n'a jamais droit de cité dans ces lieux. Dans la pureté du matin, cette absence de toute vie, cette misère de la nature ne font qu'ajouter à notre force intérieure. Qui comprendra l'exaltation que nous puisons de ce néant alors que les hommes s'éprennent de natures riches et généreuses ?»

Le mythe de l'alpiniste invincible s'écorne au fur et à mesure de la lecture. Sont consommées quantités de petites pilules, somnifères, amphétamines (Maxiton), vitamines… Le docteur Jacques Oudot analyse les effets de l'altitude : «Au-dessus de 6 000, l'état psychique est à base de dépression. Tout effort est extrêmement pénible avec un goût marqué» pour l'inaction. Malheureusement, l'ascension commande et le matin, «il faut se décider, malgré le froid, à quitter les sacs de couchage […]. Telle est la vie au-dessus de 6 000 mètres où, malgré des paysages absolument féeriques, on ne profite guère des élans poétiques qu'ils pourraient faire apparaître, trop occupé que l'on est à vivre».

«La crucifixion»

Mais le livre de l'Annapurna ne saurait être complet sans les exploits plus récents, comme ceux de Pierre Béghin ou Jean-Christophe Lafaille. Béghin : «On revient, on a rêvé de quelque chose de très fort. Si on n'écrit pas au réveil, tout s'estompe, on a du mal à le revivre. C'est un morceau d'existence en dehors de l'existence d'ici […], on est très loin du monde, très loin de ses bases, dans une situation particulièrement précaire.» Stéphane Benoist, autre «légende», décrit ainsi l'aventure : «La passion, c'est ce qui nous anime. Et dans la passion, il y a la douleur et même la crucifixion. C'est notre histoire ! Il faut admettre que dans ce qu'on va chercher, il y a une part d'épreuve. Le dépassement de soi est lié à l'épreuve. A l'Annapurna, je voulais toucher mes limites, savoir jusqu'où j'étais capable d'aller. On n'est pas là pour conter fleurette.» Ni pour enjoliver la réalité, comme souvent les récits d'ascension savent le faire. «Le 30 avril au matin, Yannick Graziani montait vers le camp 3 quand il a entendu à la radio qu'un alpiniste était tombé au Nuptse. Il n'a pas été long à comprendre. Il a vu des alpinistes s'éloigner de la trace et se diriger vers le point au pied de la face. Puis un hélicoptère s'est posé. Un peu avant neuf heures, le sherpa Vinayak Jalla Masa qui montait vers le cap 2 a vu un alpiniste sur la face du Nupste. Il lui a semblé entendre un bruit sourd, il a levé la tête, il n'y avait plus personne sur la face mais un point immobile sous un sérac. Arrivé sur place à 9 h 34, il s'est penché sur le corps d'Ueli Steck, dont il a aussitôt reconnu le visage… Il a fait une chute de 600 à 700 mètres. Il est mort sur le coup.»