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Trails

«Si je suis assez idiot pour me lancer dans cette course...»

Une saison en hiverdossier
Grand sportif et écrivain, Jean-Philippe Lefief raconte l'histoire des hommes et femmes habités par cette passion depuis la nuit des temps.
(Lavaredo Ultra Trail 2016)
publié le 23 mars 2018 à 16h38

Jean-Philippe Lefief avait traduit un ouvrage d'anthologie: «Born to run» (édition Guerin). Il ne comptait pas en rester là: avec La folle histoire du trail, il nous livre le récit d'une course à nulle autre pareille. Et d'abord, celle de son implication dans cette aventure : «je voulais faire partie de cette tribu de cinglés qui vont claquer des dents en pleine nuit à 2500 mètres d'altitude, se défoncer les arpions dans la rocaille pendant des dizaines d'heures, gerber leur trop-plein d'Isostar sur leurs belles gueules XA Pro 3D quand tout leur corps crie : "stop!", tout ça de leur plein gré, et souvent, moyennant un prix exorbitant. Pourquoi? Parce que ces gars et ces filles-là me plaisent». Là, pas de fiers à bras sur la ligne de départ, pas de héros, pas d'idoles, plutôt des «conquérants». Lefief n'y va pas de main morte pour décrire sa passion.

«Le trail a quelque chose de primitif et de brutal, qui nous renvoie à la nuit des temps, à une époque où la course était une question de survie, d’abord au jour le jour, et également pour notre espèce toute entière».

1609 kilomètres en 41 jours

L'auteur retrace avec un certain brio les «carrières» des anciens, comme le coureur à gages Foster Powell, né en 1736 près de Leeds, ou Robert Barclay, en 1809, qui se lance le défi de courir un mille par heure pendant mille heures sans interruption, ce qui fait «1609 kilomètres en 41 jours et seize heures», ou encore «un marathon par jour pendant six semaines». «Il passe la ligne… et c'est l'explosion de joie… Les envoyés spéciaux rivalisent de superlatifs pour les éditions du lendemain. Robert Barclay vient de démontrer que l'endurance humaine est sans limites». Qu'a-t-il laissé comme trace son exploit? «Le héros se réveille. Il pèse quatorze kilos de moins que le jour du départ, mais affirme être en bonne forme… Une semaine plus tard, il embarquera pour aller se battre sur le continent contre les troupes napoléoniennes».

Foster Powell, lui, devient célèbre en 1764 près de Bath (Angleterre) en effectuant la distance Londres-York et retour, soi 638 kilomètres, en six jours. Mais le tableau ne serait pas complet si on oubliait Mensen Ernst, un incroyable norvégien, qui aligne, entre autres, en 1830, un Paris-Moscou en quinze jours pour une prime de 3800 francs, ou, six ans plus tard, effectue un Constantinople Calcutta en partant un 28 juillet et arrive a destination le 27 août suivant! Que d'exploits, mais serait-on tenté de demander : «à quoi bon?»

«Jeu de la vie»

Dans un chapitre un peu moins physique, Lefief aborde ainsi la «spiritualité» de la course. Ainsi se tourne-t-on vers les boudhistes, puis les indiens Tahamara, qui pratiquent le Rarjipari, «jeu de la vie». «On ne sait jamais à quel point ce sera dur. On ne sait jamais quand ça va s'arrêter. On ne peut pas le contrôler. On peut seulement s'adapter». Pour relever un tel défi, il faut posséder «force, patience, solidarité, dévouement et ténacité». Cinq mots, écrit Lefief, dont les trailers pourraient faire leur devise.

Mais l'histoire du trail, c'est aussi l'interdiction faite aux femmes de courir les marathons, comme celui de Boston. En 1966, comme Katty Switzer, qui prend le départ après avoir «mis du rouge à lèvres»! C'est sans compter sur Jock Semple, le directeur de course, qui lui court après et «l'attrape par l'épaule en braillant : sors de ma course et rends-moi ce dossard». Elle la finit pourtant. «Il faudra encore trois ans pour que les femmes soient autorisées à participer à ce marathon… et les clandestines comme elle ne seront reconnues officiellement en tant que finishers qu'en 1996 (!!!)».

Clope et fous furieux

Mais le trail, ce sont aussi des courses aussi étonnantes que la Barkley. «Pas de balisage, pas de ravitaillements, pas d'assistance mais une bonne dose de nihilisme punk, d'humour noir et de folie furieuse», résume l'auteur. «16O kilomètres découpés en boucles de 20, à faire trois fois dans un sens et deux dans l'autre, le tout en mois de soixante heures», décrit ainsi Lefief. Et des participants triés sur le volet (40 dossards seulement) qui doivent signer cette décharge : «si je suis assez idiot pour me lancer dans la Barkley, je dois être tenu responsable de toutes les conséquences de cette tentative, qu'elles soient financières, physiques, mentales ou autres». La course a lieu le samedi le plus proche du premier avril, le départ peut être donné n'importe quand entre midi et minuit, et l'organisateur, un certain «Laz», donne le signal en «allumant une clope».

il y a donc pas mal de folies dans cette histoire du trail, et une galerie de portraits incroyables, dont bien sûr celui de Kilian Jornet, qui «fuit la notoriété pour aller vivre en ermite au bord d'un fjord norvégien» et puise son inspiration aussi bien dans la montagne que dans la philosophie ou la littérature… et même qu'il «montre son cul comme un sale gosse» au sommet du Mont Blanc quand on lui reproche d'en faire l'ascension en baskets.

Ce que nous offre Kilian Jornet, c'est l'image d'une vie vouée entièrement à sa passion de la montagne et de l'effort, vécue sans limites, sans contraintes, sans attaches et sans préjugés, dans la plus totale liberté… «Gagner, c'est réaliser ses rêves», tranche pour conclure le célèbre trailer.

La folle histoire du trail

, de Jean-Philippe Lefief, Guérin éditions Paulsen.