Avec Voytek Kurtyka, un nom certes imprononçable, on réalise un périple insensé. L’alpiniste polonais a accompli des exploits dans les années 1970: Hindou Kouch, Himalaya, Karakoram. Il a aligné plus de onze parois immenses, dont six culminaient à plus de 8000. Et poète, avec ça :
«la beauté est une porte ouvrant sur un autre monde»,
écrivait-il en 2013. Bernadette McDonald, qui a réalisé sa biographie pour les éditions Guérin-Paulsen, sous le titre
L’art de la liberté
, le décrit, à l’âge de 70 ans, comme un homme
«élégant, courtois, sérieux. Mince, affûté, plutôt petit, il est incroyablement fort. Il se déplace avec légèreté. Il est extrêmement réservé, plutôt timide. Ses mots et ses actes sont pesés, comme ses pensées. Il reconnaît être perfectionniste. Il est d’un impitoyable self-control, mais peut redevenir spontané comme un enfant… C’est une pelote de contradictions»
.
Cet «animal de roc» vit ainsi sa première rencontre avec les montagnes : «Je ne grimpais pas. Je me contentais de regarder les montagnes et de les admirer. J'avais l'impression qu'elles étaient vivantes et que je faisais partie d'elles. Je me sentais à ma place. J'attendais qu'elles me répondent et je fus presque déçu de ne pas recevoir un signe de leur part».
«Des échappés du goulag»
Des signes, il y en a tout au long de ce récit incroyable, tout au long duquel Voytek, beau gosse anguleux des seventies, ne cesse de mettre en pratique cet adage énoncé par Tom Langstaff: «pour connaître une montagne, il faut dormir dessus». Ce type est décidément bizarre, recherchant la difficulté, comme sur la glace raide: «c'était un vrai défi. Inhabituel et intéressant. Plus ça m'emmenait vers l'abstraction, plus c'était attirant». Pourtant, durant ces années-là, les alpinistes polonais «ressemblaient à des gueux», écrit McDonald; «des échappés du goulag», complète Voytek. Dans cette Pologne des années 70, pas question d'acheter tentes, chaussures, sacs de couchage ou vestes en duvet, «cela n'existait pas et devait être fabriqué sur mesure».
Dans ses premières ascensions, la face nord de l'Alter Chioch (7017 mètres), dans l'Hindu Kush, est décrit par Voytek, comme «l'Eiger des hautes montagnes». «Nous (en) sommes revenus avec un sentiment de fierté. Après la liberté que j'ai goûtée en me libérant de mes chaînes, je n'ai plus jamais pu me remettre dans le filet des cordes fixes. J'ai senti la force du lien qui me rattachait à la montagne. Et je suis redescendu avec le secret espoir que les montagnes m'aimaient». Il lui en faudra, de l'amour, pour accepter le sort. Trois de ses compagnons de cordées devaient ainsi disparaître, écrasés, 27 ans plus tard… par des voitures sur le bitume polonais, dont deux d'entre eux dans des rues de Cracovie…
Mais le livre, heureusement, fourmille d'histoires et d'anecdotes, telle cette rencontre avec un soldat russe à la frontière afghane: le militaire lui demande comment il trouve la température, s'il ne fait pas trop froid. Ce à quoi Voytek répond sans ciller : «eh bien tu sais, mon ami, (la température, ici) c'est comme baiser un tigre, à la fois drôle et effrayant».
Ail, sexe et pompes
Drôle? On n’est pas au bout de nos peines, en suivant le récit des aventures de l’alpiniste polonais, qui ne recule devant aucun sacrifice, comme par exemple celui de se lancer dans la contrebande, de tous objets possibles, pour financer ses expéditions, rendant ainsi l’aventure un peu plus périlleuse, et surtout, oserait-on dire, moins lisse.
Son regretté compagnon Alex Mac Intyre détaille ainsi sa méthode pour s'acclimater, dans l'Himalaya. «Elle consiste à consommer de grandes quantités d'ail, à faire l'amour pendant des heures après une série de pompes sur les poings, de sautiller jusqu'au sommet des collines sur un orteil, avec des accords de Wagner sortant d'un walkman japonais lesté de plomb. Ca vous met en condition». Ainsi va la vie avec Voytek, pleine de saveur, d'amitié et de courage partagés, et, en même temps, nous ramenant sans cesse à l'engagement que ces hommes-là mettent dans leur existence.
L'alpiniste ne cesse de rappeler ainsi que grimper un sommet de 8000 mètres est avant tout une affaire de souffrance. «C'est l'essence de la haute altitude. A chaque pas, il faut surmonter sa faiblesse. Comme c'est totalement dépourvu de plaisirs verticaux, la seule créativité en haute altitude consiste à vaincre sa douleur. Et ce faisant, vous parvenez à un sentiment exaltant de libération».
Qui a mieux?