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Portrait

Elisabeth Revol, démons et merveilles

Montagnes d'ailleursdossier
L’alpiniste française, qui revient sur la disparition de son compagnon de cordée polonais en 2018, poursuit malgré tout sa quête himalayenne.
(Photo Bruno Amsellem pour «Libération»)
publié le 15 octobre 2019 à 18h11
(mis à jour le 6 novembre 2019 à 16h04)

«Eli, qu'est-ce qui se passe avec mes yeux ? Eli, je ne vois plus ta frontale, je te vois floue…» Il aura suffi d'une phrase, ce 25 janvier 2018 peu après 18 heures, pour que la vie d'Elisabeth Revol bascule dans une autre dimension. «Eli, qu'est-ce qui se passe avec mes yeux ?» En quelques secondes, le bonheur intense de l'alpiniste qui, après deux tentatives infructueuses, vient d'atteindre le sommet du Nanga Parbat à 8 126 m d'altitude, se transforme en haut-le-cœur glacé. Son compagnon de cordée, le Polonais Tomasz Mackiewicz, est en train de perdre la vue. Le moment suivant, Elisabeth Revol le raconte dans un beau récit qui paraît ce mercredi : «Mon corps tremble, grelotte. Je suis submergée de panique […]. Je m'approche de Tom, l'enlace. Le temps se fige…» Il n'y aura ni selfie ni point GPS validant le sommet. La nuit est tombée. Le compte à rebours vient de s'enclencher.

Octobre 2019, dans une brasserie de Valence, à quelques kilomètres du village drômois où elle vit avec son mari brocanteur, Elisabeth Revol, 39 ans, petit bout de femme au débit rapide, a retrouvé (promo du livre oblige) l'envie de parler. De son aventure, de l'Himalaya, du tourbillon médiatique qui a suivi son retour en France. Seule l'évocation de ces quelques secondes où tout a basculé la laisse silencieuse, le regard absent, perdue tout là-haut dans la nuit hivernale… «Après ça, c'est une vie qui repart à zéro.»

Retour sur le Nanga. On feuillette avec l’alpiniste le récit de cette course dans la «zone de mort» comme seuls savent l’écrire les tragédiens de la très haute montagne. Pendant des heures, elle va guider son compagnon aveugle qui peu à peu s’affaiblit et peine à marcher. A la cécité des neiges s’est ajouté un œdème pulmonaire fatal à ces altitudes. Epuisée, la cordée finit par trouver refuge dans une crevasse à 7 500 m. Eli lance son premier SOS… Nous sommes au Pakistan, au cœur de l’hiver. Contrairement au Népal, où le business des cimes a permis de développer un système de secours efficace, rien n’est prévu ici pour une opération de sauvetage. Pourtant, un élan de solidarité international réussit à secouer la lourde bureaucratie militaire. Une équipe d’alpinistes polonais qui s’apprêtait à gravir le K2 voisin accepte de partir au secours de la Française et de son compagnon. En quarante-huit heures, ils sont héliportés au pied du Nanga Parbat et réalisent une ascension nocturne époustouflante pour rejoindre Elisabeth. Après deux nuits sans bivouac, celle qui a dû poursuivre seule la descente est sauvée. Mais, contrairement aux promesses auxquelles elle s’était accrochée, aucun hélico ne redécollera pour aller chercher Tomasz. Le doux rêveur, l’homme qui parlait à «Fairy», la déesse de la montagne, n’en redescendra jamais.

Comment se remettre du trauma ? Gérer le syndrome du survivant ? La colère qui explose début février lors d'une conférence de presse à Chamonix où, sur des béquilles et les traits tirés, Elisabeth s'en prend aux secours pakistanais, donne d'elle une image catastrophique et relance les éternelles critiques de comptoir sur ces alpinistes «inconscients» qui «mettent en danger la vie des autres»«Une immense erreur et une injustice envers les secouristes, reconnaît-elle aujourd'hui. A ce moment, je sortais de l'hôpital, je comprenais tout juste que "Tomek" ne reviendrait plus, j'étais en larmes toute la journée, et c'est clair que mes propos ont été indécents. »

Ballet d'hélicos, cordée héroïque et cadavre gelé… L'histoire fait alors la une des télés et des journaux (dont Libé). «A Islamabad, les journalistes étaient déjà là, puis ils sont allés voir mon père, ont pris d'assaut l'hôpital… poursuit Elisabeth Revol. Je n'étais pas préparée à ça, je l'ai toujours fui.» «C'est la grande ambivalence de notre métier, note philosophe l'himalayiste François Damilano, revendiquer en même temps un alpinisme romantique, et travailler avec des marques et des sponsors…»

De fait, en dépit d'un palmarès plus que conséquent à la veille de la tragédie - quatre sommets de plus 8 000 mètres réussis [on en compte quatorze, ndlr], des dizaines d'ascensions sans oxygène, avec une prédilection pour les hivernales -, seul le petit monde de l'alpinisme connaissait Elisabeth Revol. La professeure d'EPS poids plume (moins de 50 kilos, alimentation bio, pas d'alcool) aime les expéditions légères, loin des voies classiques. Une passion familiale quand, avec son frère et ses parents (agent de la DDE et mère au foyer), elle randonnait dans les Hautes-Alpes. Un précédent drame, en 2009, sur les pentes de l'Annapurna où son compagnon de cordée avait disparu dans la tempête, l'avait fait déserter un temps la haute montagne. Pendant quatre ans, elle s'était lancée à corps perdu dans le raid multisports. A partir de 2013, elle renoue avec l'Himalaya et découvre le Nanga Parbat, «une montagne fabuleuse, exigeante», elle y retournera trois fois en compagnie de Tomasz Mackiewicz…

Et maintenant ? Pendant un an, elle s'est cachée pour panser ses blessures. Se reconstruire. Ecrire. «La célébrité ?» «Rien ! Je n'ai vu personne», répond celle qui travaille désormais comme commerciale chez l'équipementier Valandré. Pas d'interviews, silence sur les réseaux et même discrétion sur ses choix politiques (elle ne vote pas et suit de loin l'actualité). Jusqu'à cette dépêche au printemps 2019 : «Elisabeth Revol a enchaîné l'Everest et le Lhotse.» Nouvelle polémique. Son sponsor claironne qu'elle a fait le sommet sans oxygène, ce qu'elle doit démentir… «C'était un trip perso, je ne voulais pas en parler, se défend-elle. J'ai juste voulu revenir à l'origine de ma passion. Ce poster de l'Everest qui me faisait rêver dans ma chambre d'adolescente…»

D'autres projets ? «Avouables, il n'y en a pas, s'amuse-t-elle. D'ailleurs, j'avais promis à mon mari que l'Everest était le dernier… Cet hiver, je reste là. (Un silence.) Mais en fait, je me rends compte qu'au moindre stress, je vais fuir. Et quand je fuis, je vais en Himalaya. Là, en septembre par exemple, je savais qu'il y avait le livre qui approchait, j'avais besoin d'une coupure…» «Et alors ?» «Alors, j'y suis retournée… (Rires.) Et j'ai fait le Manaslu !» C'était il y a trois semaines. Son septième sommet de plus de 8 000 mètres. Avalé en quelques jours, sans oxygène. Elisabeth Revol n'en a pas fini avec l'Himalaya.

1979 Naissance.
2008 Premiers 8 000.
2009-2013 Raids multisports.
2018 Sauvetage sur le Nanga Parbat.
2019 Everest, Lhotse, Manaslu.
Octobre 2019 Vivre (Arthaud).