Lionel Daudet s'est calé ce matin de fin octobre sur une banquette du train du Montenvers, parmi les touristes venus du monde entier. L'automotrice rouge à crémaillère grimpe dur à travers les mélèzes, direction la mer de Glace, le plus grand glacier des Alpes françaises. Arrivé à la gare du Montenvers, à 1 910 mètres d'altitude, Daudet rejoint la gare inférieure de la télécabine qui descend vers la mer de Glace. La vue est soudain surplombante sur la partie terminale du glacier… ou ce qu'il en reste. «Monstrueux», lâche Daudet, sous le choc.
Ce grand alpiniste, voyageur et écrivain, vient, en prélude à une randonnée au-dessus de la mer de Glace, de constater les effets stupéfiants du réchauffement climatique sur le glacier. La première fois qu’il était passé ici, à la fin des années 80, il avait 16 ans. La mer de Glace, alors large de 500 m, massive et tourmentée, hérissée de séracs de glace vive, affleurait la station d’arrivée de la télécabine. Aujourd’hui sa langue terminale rachitique, couverte de pierres, se trouve 150 mètres plus bas. En amont, vers l’intérieur du massif, la mer de Glace réapparaît sous la caillasse, mais ce n’est plus qu’une rivière, un mince ruban de glace presque plat, enserré entre deux rives rocailleuses.
Daudet s'engage sur les escaliers qui descendent à flanc de rocher vers le glacier. Tous les cinq ans, une plaque est fixée à la paroi pour indiquer le niveau qu'atteignait alors la mer de Glace. 1990, 1995, 2000… la distance entre les repères ne cesse de croître au fil de la descente. La dernière plaque, celle de 2015, est déjà à une trentaine de mètres au-dessus des premières glaces. Daudet n'était plus venu ici depuis près de dix ans : «C'est hallucinant», murmure-t-il. Le glaciologue Christian Vincent, qui suit l'évolution du glacier depuis trois décennies, l'avait averti : «Le front de la mer de Glace recule de près de 30 mètres par an. En moyenne, la perte d'épaisseur sur sa langue terminale avoisine les cinq mètres par an.» Le phénomène s'est accéléré depuis le milieu des années 80, et plus encore depuis 2003, avait précisé le scientifique, qui travaille à l'Institut des géosciences de l'environnement.
Rustique abri de bois
Lionel Daudet a pris pied sur le glacier et remonte son cours, sur la glace ruisselante en ce mois d'octobre aux températures record. D'année en année, les parois rocheuses verticales qui bordent le lit glaciaire se font de plus en plus hautes, tant le glacier perd en épaisseur. Daudet est profondément troublé : «Au-dessus, les sommets me sont familiers, mais ici j'ai le sentiment d'être en terrain inconnu, dans une gigantesque cavité qui aurait été excavée par des machines monstrueuses. Le visage de ces lieux a été bouleversé à une échelle inhumaine.»
Après une courte marche sur le glacier, Daudet atteint l’une des issues de la profonde auge glaciaire : une série d’échelles métalliques fixées à la paroi, sur près de cent mètres de haut, sous l’aiguille du Moine. Il s’élève rapidement puis, arrivé au sommet, se retourne. Le sentiment d’être au fond du trou s’évanouit : il surplombe désormais la mer de Glace qui, vers l’amont et le mont Blanc, se redresse en une muraille chaotique de glace, les séracs du Géant. Là, le glacier a conservé une bonne partie de son ampleur et de sa magnificence. Autour, le panorama est somptueux, du mur des aiguilles de Chamonix poudrées des premières neiges, tombées la veille, jusqu’aux draperies monumentales du mont Blanc du Tacul.
L'alpiniste s'engage sur l'un des plus beaux sentiers du massif, au cheminement aérien et technique : les Balcons de la mer de Glace. A travers les dalles de granit et les terrasses de prairie alpine roussie par l'automne, franchissant les ressauts grâce à des volées d'échelles ou par d'étroites vires, il longe par le haut le glacier géant, se rapprochant peu à peu de l'extraordinaire face nord des Grandes Jorasses. Sur cette paroi mythique, il a vécu des heures inoubliables, en solitaire et en hiver, «une expérience jusqu'au-boutiste de liberté, de créativité, en lien total avec la montagne, sans lien avec la civilisation». Il sourit à la beauté sauvage de ces hauts lieux qui offrent «sérénité, bien-être et apaisement… Se trouver ici, c'est se mettre à nu en se connectant avec la nature, c'est renouer avec l'émerveillement et l'innocence de l'enfance. Aujourd'hui pourtant, en baissant les yeux vers le glacier, la colère et l'effroi viennent troubler ma plénitude. Dans ce milieu que l'on croyait immuable, l'être humain a fait irruption de manière destructrice».
Le jour tombe déjà lorsqu’il rallie le refuge historique du Couvercle, blotti sous une roche plate suspendue. Cet abri hivernal emblématique, sous l’aiguille Verte, domine le bassin glaciaire de Talèfre, lui aussi métamorphosé par le réchauffement. Soigneusement rénové par le Club alpin français, ce rustique abri de bois exhale la grande histoire de l’alpinisme. Daudet se roule pour la nuit dans une couverture, près d’une fenêtre donnant sur les Grandes Jorasses éclairées par la lune. Au lever du soleil, il est déjà reparti sur le sentier, pour jouir de ce moment de grâce où les sommets immaculés s’illuminent les uns après les autres.
Le tourisme toujours plus haut
L'itinéraire, toujours aussi aérien, se poursuit jusqu'à un autre refuge historique, celui de Leschaux, au pied même des Jorasses. La traversée s'arrête là. Daudet redescend le système d'échelles, rallongé chaque année, qui le ramène sur le glacier de Leschaux, autrefois affluent de la mer de Glace et qui peine désormais à la rejoindre. En face, sous l'aiguille du Tacul, un interminable fracas retentit. Un pan de paroi n'en finit pas de s'ébouler, sous l'effet du réchauffement du pergélisol, cette couche de roche gelée en profondeur qui jouait jusque-là le rôle de ciment. «La montagne, sentinelle muette, a la capacité de nous envoyer des signaux extrêmement forts. On parle beaucoup d'effondrement de la civilisation mais le mot trouve ici son expression directe, physique, lâche Daudet. C'est pour moi très douloureux… mais je refuse le désespoir. Je me sens au pied d'une grande paroi, d'un combat dans lequel j'ai envie de m'engager avec d'autres.» Chez lui, dans les Hautes-Alpes, Daudet est aux côtés des activistes en lutte contre une nouvelle ligne à très haute tension et a soutenu devant la justice les montagnards et militants venant en aide aux migrants sur la frontière franco-italienne.
Il rejoint la mer de Glace et son front exsangue. Sous le Montenvers, une pelle araignée est posée sur le glacier. Des ouvriers ont brassé des centaines de mètres cubes de roche sur la moraine, explosifs à l'appui, à la recherche d'une zone où la Compagnie du Mont-Blanc, exploitant du site du Montenvers, pourrait poser un pylône d'une nouvelle télécabine. Il faut continuer à acheminer les touristes jusqu'au glacier, très en amont de l'accès actuel qui sera bientôt à sec : le Montenvers a attiré 804 000 visiteurs en 2018, ce qui en fait le premier site touristique des Alpes. Avec le téléphérique de l'aiguille du Midi, il représente le produit d'appel d'un tourisme international qui irrigue la vallée. Daudet s'emporte : «Cette pelle mécanique ici est une vision ultraviolente. Elle est l'allégorie de notre monde de goinfres, d'un capitalisme qui ne sait évoluer sur la planète autrement qu'en détruisant, qu'en pillant. Sommes-nous incapables de changer de direction ? Allons-nous sucer jusqu'à la dernière goutte de la dernière langue de la mer de Glace ?»
Et d'autres articles de notre supplément «Montagnes vivantes» à retrouver dans la rubrique «Une saison en hiver».