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Libération
Pics et rocs

«High Crimes», l'Everest par sa face noire

Une saison en hiverdossier
Chronique de nos hauteurs, par Didier Arnaud. Aujourd'hui le récit glaçant des ascensions dans l'ouvrage de Michael Kodas.
Photographie prise et diffusée par l'alpiniste népalais Nirmal Purja le 22 mai 2019, montrant un embouteillage de montagnards près du sommet de l'Everest. (Photo Handout. AFP)
publié le 23 mars 2020 à 12h12

La face sombre de l'Everest. Celle qu'on ne vous a jamais racontée. Avec High Crimes, Michael Kodas tisse une toile fort bien documentée du plus haut sommet du monde à l'ère de la cupidité. Des récits d'hommes sans foi ni loi, dans un univers où l'habitude est plutôt à l'entraide, l'abnégation, la solidarité… C'est dire si l'on change de contexte. A croire que le mal des hauteurs a littéralement saisi les protagonistes de cette histoire, les transformant en voyous et vils escrocs. Le livre se lit comme un très bon polar, tout en jetant un lourd pavé dans la mare. Vols de matériel (piolets, bouteille d'oxygène, nourriture), lâcheté (les guides qui abandonnent leur client en difficulté, les condamnant à une mort certaine), prostitution au camp de base, menaces en tous genres. La haute montagne n'évite pas la bassesse.

Whisky, drogue et prostituées

Ainsi, le récit glaçant de cette expédition : «Plus de 10 000 dollars de tentes, cordes et bouteilles d'oxygène disparurent, avant de réapparaître, cachés parmi le matériel de certains de mes compagnons de cordée, écrit l'auteur. Les sherpas, payés pour nous accompagner jusqu'au sommet, dont l'assistance était cruciale à notre succès et notre survie, nous soutiraient des milliers de dollars pour continuer leur travail, puis abandonnaient ceux d'entre nous qui les avaient payés. Certains alpinistes trafiquaient de la drogue et se défonçaient chaque jour au haschich, à la bière et au whisky à plus de 6 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Des prostituées et des proxénètes haranguaient les alpinistes au camp de base.» Et, pour finir, «les membres de l'expédition qui tentaient de s'opposer au comportement criminel de leurs coéquipiers étaient persécutés par ces derniers, qui les empêchaient d'accéder aux ressources du groupe, leur refusaient la nourriture, les harcelaient à coups de pierre et finirent même par les brutaliser».

Tragédies

Penchons-nous sur l'histoire du (soi-disant) «guide» argentin Gustavo Lisi et de son infortuné client Nils Antezana. Lisi, n'écoutant que son courage, a fini par abandonner son client au sommet, expliquant à la femme du défunt que lui aussi, le guide était malade, et que c'est pour cette raison qu'il avait lâché son client qui lui aurait dit : «Je veux rester ici, la montagne est ma maison.»

La tragédie qu'a vécue David Sharp, bloqué en pleine montagne, est, elle aussi, édifiante. Sur leur chemin vers le sommet, plus d'une quarantaine de personnes passeront en effet devant lui sans lui venir en aide – certains lui donneront de l'oxygène, cependant –, ce qui fait dire à l'auteur : «Pour beaucoup, dans cet univers de fous et de carnage qu'est l'Everest, ne pas assumer ses responsabilités est une des clés pour réussir.» Cynique. Mais juste.

Le véritable drame est que cette montagne devient une ligne à ajouter à un CV, moyennant la «modique» somme de 65 000 euros. «Les expéditions commerciales, déjà accusées de surpeupler la montagne et de conspirer contre les alpinistes indépendants, sont en train de tuer ce sport», analyse Kodas. Le business fleurit, et avec lui, ses travers. Ainsi, «la plupart des guides de l'Everest ayant refusé des clients qui n'avaient pas les compétences, l'expérience ou l'argent pour gravir la montagne les retrouvaient dans les agences qui cassaient les prix sur l'Everest». 1986 et 1996, deviennent ainsi deux années noires, où les morts se multiplient, sous le soleil ou dans la tempête, tandis qu'une blogueuse alpiniste souligne que «le cirque de l'Everest est devenu un cimetière».

Finn-Olaf Jones, journaliste, qui lui-même a gravi l'Everest pour le site Discovery.com parle du camp de base devenu une «fourmilière». «Beaucoup trop d'argent flotte dans l'air, comme un nuage recouvrant la montagne.» Et de conclure : «Il y a la folie provoquée par une exposition bien trop longue à l'air raréfié. Auquel on peut ajouter les ego démesurés et les individus meurtris venus chercher quelque compensation dans ce paysage de rêve.»

Un ouvrage qui changera votre regard sur l’Everest. Un livre qui se lit comme un roman policier. A la différence qu’à cette hauteur-là, les criminels ne finissent jamais en prison.

High Crimes

de Michael Kodas, éditions du Mont Blanc (2015), 339 pages, 23,60 euros.