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Clinatec, la thérapie high-tech

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A Grenoble, un institut de recherche médicale à la pointe réunit médecins, ingénieurs, mathématiciens et biologistes. Un seul but : mieux soigner.
publié le 24 octobre 2013 à 18h06
(mis à jour le 12 novembre 2015 à 12h18)

Faire des trous dans la tête des gens. Y placer des dispositifs électroniques. Ou prélever quelques cellules du cerveau en profondeur. Puis travailler à un projet de commande «par la pensée» d’un exosquelette robotisé… Clinatec, le tout neuf institut de recherche médicale du campus grenoblois a déjà nourri fantasmes, polémiques sur les apprentis-sorciers et spéculations hasardeuses de science-fiction. Pourtant, les hommes et les femmes qu’on y croise racontent une autre histoire. Celle de médecins, ingénieurs, mathématiciens, biologistes, un peu moins de 100 personnes réunies autour d’un projet médical classique dans son ambition : soigner.

L'innovation technologique mobilisée par Clinatec soulève de délicats débats éthiques. Logique, puisqu'elle s'attaque à des pathologies lourdes. Et «à nos échecs thérapeutiques», admet sans hésiter son directeur, François Berger, neuro-oncologue (Inserm, CHU de Grenoble). La liste des cibles prioritaires relativise les postures idéologiques : «Les cancers du cerveau, troisième cause de mortalité par cancer chez les 15-35 ans, espérance de survie de quinze mois. Les maladies neurodégénératives, plus de 800 000 cas d'Alzheimer en France. Et les handicaps lourds, la paralysie des quatre membres par exemple, dus aux lésions irréversibles du système nerveux central lors d'un accident, sur la route ou un terrain de sport.»

30 millions d’euros d’équipements

Ces cibles constituent autant d'échecs thérapeutiques, renvoyant les médecins à leur impuissance. Des médicaments dont on espérait des résultats décisifs pour les cancers du cerveau - comme l'Avastin - rapportent des millions de dollars au laboratoire Roche, mais n'ont modifié qu'à la marge l'espérance de vie des malades. C'est le «blockbuster failure», pointe sévèrement François Berger. Quant à la «nanomédecine», dont les promoteurs ont trop vanté les mérites futurs, elle a provoqué une explosion de savoirs - 150 000 articles sur les biomarqueurs des maladies dans les revues scientifiques - mais «moins de 100 qui fonctionnent en clinique», souligne-t-il.

Devant ces échecs, faut-il se replier sur des protocoles compassionnels ? Clinatec est une tentative, audacieuse, avec un potentiel de «gros risque, gros gain», de se rebeller contre l’impuissance en allant puiser de nouvelles solutions dans la technologie. L’idée est née ici, de deux hommes. Jean Therme, du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui a fait de Grenoble une technopole de niveau mondial en microélectronique. Et Alim Louis Benabid, un neurochirurgien qui a développé au CHU la neurostimulation électrique par des dispositifs médicaux implantés pour traiter des Parkinson sévères ou des dystonies (mouvements incontrôlés).

Clinatec abrite six chambres d'hôpital, adaptées à des patients handicapés. Un vaste bloc opératoire bardé de robots, pilotés depuis une salle de commande adjacente. Equipé d'une puissante IRM de 1,5 Tesla qui peut être déplacée sur le champ opératoire et réaliser des images du cerveau durant une intervention chirurgicale ou une injection de médicament. «Nous prévoyons une intervention par semaine lorsque tout sera fonctionnel», lance François Berger.

On y trouve des labos de biologie armés d'outils de protéomique (l'étude des protéines), de séquençage génétique, de spectromètres de masse pour identifier les molécules. Une animalerie pour valider les protocoles expérimentaux, vérifier la biocompatibilité des dispositifs que l'on souhaite implanter dans les corps, au contact du cerveau. Si elle affiche 200 souris, Berger se méfie des succès sans lendemains - «je guéris des cancers du cerveau chez les rongeurs… mais pas chez mes patients» -, elle compte donc aussi une vingtaine de primates (des rhésus) et des mini-porcs plus proches de l'homme. Bâtiment et équipements ont coûté «30 millions d'euros, dont 6 millions pour le bloc et 6 de frais de fonctionnement annuels, qui me donnent du souci», précise François Berger.

Une aiguille dans le cerveau

Qu'y fait-on, quelques mois après l'inauguration du bâtiment ? Le 2 octobre, le bloc opératoire a été utilisé pour la première fois. Un chirurgien a introduit dans le cerveau cancéreux d'une patiente une longue aiguille dont Ali Bouamrani (CEA), formé à Grenoble et de retour d'un post-doctorat à Houston (Texas), montre la fonction. En actionnant un bouton, il entraîne la rotation d'un corps interne, qui permet d'exposer à sa partie terminale une surface de 2 centimètres de long sur 600 microns de large en silicium nanostructuré. Sur cette surface sera réalisée une «prise d'empreinte par une sorte d'effet scotch, d'une seule couche cellulaire cérébrale et son milieu extracellulaire, ce qui ne lèse pas le cerveau ni ne modifie le comportement, comme nous l'avons vérifié sur l'animal». Une fibre optique développée par Mauna Kea (une start-up qui utilise les technologies des télescopes terrestres et spatiaux) permet de détecter in situ une protéine fluorescente qui signale la présence de la tumeur. De quoi prélever avec une précision diabolique soit du matériel tumoral, soit les cellules saines limitrophes. Les cancérologues ont en effet compris que le mystère de la prolifération des cellules malades s'explique aussi par leur environnement. Jusqu'à présent, sans cette méthode utilisant un matériau issu de la microélectronique, il était risqué, et interdit, de prélever des cellules saines du cerveau.

Sur sa paillasse, Bouamrani montre un wafer, un disque de silicium de 20 centimètres de diamètre, fabriqué au Leti, un des labos grenoblois du CEA. Il porte des centaines de petits carrés qui permettront, à l'aide d'un dispositif totalement robotisé, d'effectuer en quelques jours des analyses par spectrométrie de masse d'un millier d'échantillons de liquide céphalorachidien à la recherche de biomarqueurs de maladies. L'astuce ? «Les nanopores du matériau peuvent récupérer les petites molécules de ces biomarqueurs, noyées par les macromolécules biologiques», se réjouit Ali Bouamrani.

Et ce déploiement coûteux de technologies peut déboucher sur une diffusion large. La recherche sur l'identification des biomarqueurs de maladies préfigure des dispositifs de dépistage à bas coût, utilisables en routine à l'hôpital ou à la maison. Les aiguilles munies de microchips pour prélever des cellules saines ou malades sont désormais demandées pour «le foie, le nerf auditif et d'autres organes, pour des explorations avant et pendant des opérations chirurgicales», précise Berger.

Exosquelette bras et jambes

Aucun patient n'est encore venu à Clinatec pour participer à son noyau originel. Le plus polémique, qui a valu à ses promoteurs l'accusation de vouloir piloter les cerveaux humains par des puces micro-électroniques. Pour le présenter, Corinne Mestais (CEA) montre une tête en polystyrène où un trou rond de 5 cm de diamètre et 1 cm de profondeur a été creusé. Dans ce trou, elle place un dispositif microélectronique qui sera «au contact de la dure-mère du cerveau [la membrane rigide qui le protège, ndlr]», pour en capter les signaux électriques. Il est doté d'antennes permettant son alimentation électrique et l'envoi du signal vers l'électronique d'un exosquelette. Dans un coin de la salle, blanc et immobile, EMY (Enhancing MobilitY) attend son heure. Doté de deux jambes et deux bras anthropomorphiques, il est issu du List, un labo du CEA de Saclay. L'objectif est d'apprendre à un paralysé des quatre membres, une fois glissé dans cet exosquelette, à en commander les mouvements en les imaginant.

L'idée semble folle. Elle repose sur une théorie et des expérimentations convaincantes sur des primates. En 2006, des paralysés équipés d'électrodes implantés dans le cerveau ont réussi à déplacer un curseur sur un écran d'ordinateur. Le 16 mai 2012, John Donoghue (Brown University) a publié dans Nature une expérience où Cathy Hutchinson, 58 ans, paralysée à la suite d'un AVC, «commande» à un robot de lui tendre une canette avec une paille. Cette commande provient de l'interprétation des signaux électriques captés par une pastille de 96 électrodes fixées sur son cortex moteur. Aujourd'hui, la patiente américaine refuserait de se prêter plus avant à l'expérience, qui ne lui offrait rien d'autre, et s'est fait retirer son implant.

Le concept de «l'exosquelette bras et jambes», explique Corinne Mestais, veut répondre aux besoins des tétraplégiques : se tenir debout, se déplacer, saisir des objets. D'où également le refus d'implanter des électrodes dans le cerveau, mais de se «compliquer la tache d'interprétation du signal» avec un dispositif microélectronique posé à la surface du cerveau.

L'ingénieur Guillaume Charvet le voit comme «un bijou de microélectronique, avec une matrice de 64 électrodes et une puce développée sur mesure au CEA. Alimenté à 100 milliwatts via une antenne intégrée dans un casque audio, il sera doté d'un packaging biocompatible en titane, platine et silicone, susceptible d'y demeurer au moins un an sans problème, dissimulé sous la peau du crâne

Hubris technicienne

L'ambition est colossale et toute «promesse de miracle du type "vous allez bientôt marcher" est à proscrire», avertit François Berger. Le défi médical se double de challenges techniques élevés, liés à la robotique. Notamment l'analyse des signaux cérébraux et les logiciels qui devront permettre au patient de piloter l'exosquelette sans danger. Une équipe de matheux s'y attaque sous la houlette de Tetiana Aksenova. Il faudra également trouver un moyen de remplacer l'alimentation par une prise électrique et des ordinateurs (affublés de gros boutons rouge «stop emergency») par des batteries et une informatique embarquée.

Enfin, de longues heures d'entraînement seront nécessaires pour que les patiens parviennent à «penser» les mouvements qu'ils souhaitent de la manière la plus interprétable possible, sans ambiguïté, par l'informatique du système. La plasticité cérébrale jouera un rôle majeur dans l'amélioration des performances. C'est pourquoi, parmi les technologies mobilisées pour ce programme, outre les IRM, se trouvent les machines EEG et MEG (électro et magnéto-encéphalogramme). Elles permettent, explique Etienne Labyt, de «dresser des cartes fonctionnelles du cerveau pour une intervention chirurgicale, mais aussi d'explorer leur dynamique lorsque le patient réagit à des consignes en vue de l'apprentissage de l'utilisation de l'exosquelette».

«Le questionnement éthique» se situe au cœur de cette démarche, affirme François Berger. Elle peut présenter les allures, et les risques, d'une hubris technicienne. D'où l'encadrement strict de toutes les expériences, par l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) ou les Comités de protection des personnes (CPP).

Mais le programme ne manquera pas, en effet, de volontaires. «Nous recevons certes des messages de craintes, mais aussi, et beaucoup, de demandes de participation», relate le médecin. Devant une telle attente, calibrer le message public au plus près du possible et du raisonnable se révèle crucial. Les promesses non tenues de la médecine individualisée et triomphante de toutes les maladies qui devait suivre le séquençage du génome humain résonnent encore comme une faute morale. Mais calibrer le discours ne suffit pas. L'ampleur des moyens techniques déployés par Clinatec constitue une sorte d'obligation de résultats qui pourrait bien en être le risque majeur en cas d'échec. Photos Pablo Chignard