Les successeurs de Gagarine iront-ils un jour sur Mars ? Un but évoqué dès les années 60, avec des images futuristes de vaisseaux propulsés au nucléaire. Et qui ornait encore il y a vingt ans le cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan, avec ses banderoles de propagande où l’on pouvait lire : «En avant vers Mars !» Nul ne peut répondre à cette question, même si un rapport du National Research Council, aux Etats-Unis, en a précisé les exigences techniques et financières. Et donc le calendrier. Pourtant, c’est toujours en mettant en avant cet objectif lointain que les deux agences spatiales hier ennemies et aujourd’hui en coopération - la Nasa pour les Etats-Unis et Roskomos pour la Russie - présentent leurs opérations de vols habités et leurs projets.
Un tableau clinique peu engageant
Ainsi, le 27 mars, c’est en évoquant une fois de plus le vol martien qu’un trio s’est envolé pour la Station spatiale internationale avec l’objectif d’y réaliser le premier séjour d’un an. Le cosmonaute russe Mikhaïl Kornienko et l’astronaute américain Scott Kelly sont partis à bord d’un vaisseau Soyouz, le seul moyen d’accès à l’ISS depuis l’arrêt des navettes de la Nasa en 2011. Ils sont accompagnés du Russe Guennadi Padalka, qui reviendra sur Terre dans six mois (la durée habituelle des relèves d’équipages à bord de l’ISS), tandis que les deux autres doubleront la mise avec un séjour d’un an.
Leur mission ? «Tester les limites humaines dans l'espace», annonce la Nasa. «Une connaissance critique» dans la perspective «de vols plus lointains dans le Système solaire, à destination ou en provenance de Mars qui peuvent durer au moins 500 jours», précise l'agence spatiale américaine. Le tableau clinique du vol spatial est en effet peu engageant. La microgravité affecte la circulation du sang, la solidité des os des membres inférieurs, trop peu sollicités, ainsi que leur musculature, inutile. Le bombardement des rayons cosmiques expose les astronautes à des doses supérieures à celles des travailleurs du nucléaire. Le confinement et l'air trop «propre» posent des problèmes psychologiques et de baisse de la capacité immunitaire - un peu comme pour les missions d'hivernage en Antarctique.
Ces problèmes ont déjà fait l'objet de multiples études. Au sol, le Cnes (l'agence spatiale française) vient ainsi de tester un nouvel outil, à Toulouse, avec des expériences en «immersion sèche» où les cobayes sont maintenus dans des sortes de micropiscines, pour simuler la microgravité, mais séparés de l'eau par des textiles. Et surtout dans l'espace, où l'expérience russe est la plus importante. Le record de séjours spatiaux cumulés pour un astronaute, côté Nasa, monte à 382 jours. Très loin des 803 jours, en six vols, du cosmonaute mythique Sergueï Krikaliev (1). Quant au médecin Valeri Poliakov, il détient le record du vol le plus long, avec 437 jours à bord de la station Mir, de janvier 1994 à mars 1995. Guennadi Padalka, qui a déjà volé quatre fois pour un total de 710 jours en orbite depuis son premier voyage, en 1999, devrait battre le record de Krikaliev.
Plus de la propagande que du programme
Toutefois, les discours des deux agences qui déclarent préparer ainsi un vol vers Mars relèvent plus de la propagande que du programme. Côté Russe, il n'existe aucun projet réel de construire les engins qui permettrait un tel exploit, même pour un aller-retour direct sans se poser sur la Planète rouge. Côté Nasa, il y a bien un projet, et même des programmes pour une capsule habitée et une fusée dont l'objectif affiché est un vol «au-delà de l'orbite lunaire et vers Mars», mais il faut les prendre avec esprit critique.
Les programmes ? Un vaisseau, la capsule Orion, et une fusée puissante, baptisée SLS, pour Space Launch System. La première ressemble à la capsule du programme Apollo, en un peu plus gros. D’environ 20 tonnes, elle pourrait embarquer quatre astronautes, mais son autonomie ne serait que de vingt et un jours. Un premier test en décembre 2014 a permis de la propulser par une fusée Delta-IV jusqu’à 6 000 km d’altitude et de vérifier sa capacité à rentrer dans l’atmosphère à 32 000 km/h puis à amerrir dans le Pacifique. La fusée SLS, qui utilise notamment les moteurs de la navette spatiale, pourrait lancer 70 tonnes en orbite basse. Le premier vol n’aura pas lieu avant fin 2018. Par ailleurs, la Nasa a commandé à l’Agence spatiale européenne un module de service qui puisse s’accoler à Orion et lui apporter propulsion, navigation, alimentation électrique, contrôle thermique mais aussi l’eau ou l’air des astronautes. Et c’est tout.
Que faut-il pour aller sur Mars et en revenir ? Un voyage qui prend deux ans minimum (six mois pour y aller, un an pour y rester, sinon il faut repartir tout de suite en raison des positions des deux planètes, et six mois pour revenir). Un rapport du NRC dresse la liste du matériel nécessaire. Pas moins de onze engins à développer : une fusée plus puissante, un module vie pour le voyage, une mini-centrale nucléaire pour l’habitat martien et lunaire… Avec un chemin en plusieurs étapes qui suppose d’aller voir d’abord un astéroïde, ou de retourner sur la Lune - voire les deux - avant de tenter le vol martien.
Or aucun programme ne prévoit le financement de toute cette panoplie. Du coup, que faire d'Orion ? Et comment répondre à la commande politique de relancer la «conquête spatiale» ? La Nasa répond par une «pirouette», estime Francis Rocard, le responsable de l'exploration du Système solaire au Cnes. Puisqu'Orion ne peut guère aller très loin, rapprochons la cible ! D'où l'idée de capturer un tout petit astéroïde, ou un morceau, avec un robot. Puis de le déposer en orbite autour de la Lune. Capture et voyage exigeraient environ six ans.
En revanche, une fois l’objet en orbite lunaire, Orion peut le rejoindre en trois jours de vol. Et le tour est joué. C’est le programme ARM (Asteroïd Redirect Mission), pour lequel la Nasa a déjà déterminé trois astéroïdes possibles comme cibles parmi les 12 000 connus pour orbiter non loin de la Terre : Ikotawa, Bennu ou 2008 EV5. L’agence a aussi fixé l’objectif du tir du robot chargé de sa capture et de son acheminement vers 2020, et donc de la mission d’Orion, avec deux astronautes seulement, vers 2025.
Bref, dix ans de préparation pour un petit tour à côté de la Lune, alors qu’il n’a pas fallu plus de temps pour y alunir après le discours de Kennedy lançant le projet Apollo. Et sans que l’on saisisse la nécessité technique de cette étape sur le chemin qui mène à Mars. Elle ne pourra, au mieux, que valider la propulsion électrique de puissance chargée de faire naviguer le robot.
Au fond, si les vols spatiaux se cherchent désespérément un objectif autre que l’utilisation de la Station spatiale internationale en orbite terrestre, c’est que leur véritable raison d’être a relevé de la rivalité géopolitique et non de la science, de l’économie ou de la technologie. Aujourd’hui, seuls les Etats-Unis consacrent une part aussi importante - la moitié - de leur budget spatial civil aux vols habités quand les Européens n’y consacrent que de 15%.
Pour Francis Rocard, le plus «fascinant» dans le rapport de la NRC, c'est sa difficulté à répondre à la question «pourquoi des hommes sur Mars ?» Aucun des objectifs envisagés par les auteurs - la science, la défense nationale, l'économie, le progrès technologique, le prestige national, l'éducation, la survie de l'espèce humaine et son désir d'exploration - «ne tient le coup devant une analyse critique rationnelle». On comprend mieux sa boutade lors d'un colloque à la BNF sur «la science et l'impossible» : «La conquête de Mars sera le programme phare de l'exploration spatiale au XXIe siècle… ou au XXIIe.»
(1) Voir le film «Out of the Present» d’Andreï Ujica.