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«Tara» lève les voiles sur le secret du plancton

Le navire a collecté de 2009 à 2013 des échantillons de la vie microscopique des océans. D’après les premières analyses publiées ce vendredi, ils contiennent une grande majorité de sa biodiversité.
Le navire Tara lors de sa première station longue dans les glaces (Photo Ana Deniaud Garcia Tara Expeditions)
publié le 21 mai 2015 à 17h46

Ce vendredi matin, la revue Science offre sa couverture au navire Tara. Cette goélette (un voilier à deux mâts), célèbre pour ses aventures en Arctique et dans les mers australes, accède ainsi au rare privilège d'être utilisée pour une expédition scientifique. Son apport est jugé assez décisif pour mériter cette place. Avant elle, de très coûteux vaisseaux spatiaux, envoyés sur Mars ou vers Saturne et Jupiter, avaient ainsi eu les honneurs de la une.

Sur la couverture de la revue, le nom du navire est entouré de magnifiques images du monde microscopique qui peuple l'océan superficiel, éclairé par le Soleil, jusqu'à environ 200 m de profondeur. «Le monde du plancton», annonce le titre de Science. Un monde mystérieux sur lequel la masse de connaissances nouvelles tirées de la mission Tara Océans, réalisée entre 2009 et 2013, apporte un éclairage fascinant. La lecture de la section spéciale de cinq articles, relatant les premières analyses des équipes scientifiques, permet en effet d'affirmer qu'il y aura un avant et un après cette mission.

Tara Océans, c'est la collecte de 35 000 échantillons de plancton, récupérés dans chaque grande région océanique du globe, au cours d'un périple de 14 000 km. Séchés et conservés au froid, ils constituent la plus grande base de données jamais rassemblée de manière quasi simultanée. Une occasion unique de réaliser un «état zéro» du plancton, non pas de l'océan «naturel», mais de celui déjà profondément transformé par l'intervention humaine en ce début de XXIe siècle. Une transformation qui s'accélère avec le réchauffement et l'acidification des eaux, dus à l'élévation de la teneur en CO2 de l'atmosphère.

Un minuscule crustacé du genre Phromina. Ce parasite mange des salpes et utilise ensuite leur enveloppe gélatineuse pour se protéger. (photo Luis Gutierrez Herredia)

L'écosystème le plus vaste de la planète, celui du plancton océanique, sera aussi «le mieux connu», se réjouit Colomban de Vargas (1), rencontré à la station biologique bretonne de Roscoff (CNRS, université Pierre-et-Marie-Curie). Ce spécialiste des «protistes» - les êtres unicellulaires dont l'ADN est réuni en un noyau, donc «eucaryotes», à la différence des bactéries - signe en premier (parmi 54 auteurs) l'article qui leur est consacré. Environ 10 000 espèces de protistes marins étaient décrites. Or, l'analyse génétique des eucaryotes de plus de 0,8 micron des échantillons de Tara Océans a révélé «150 000 types de ribosomes», la machine-outil des cellules, soit autant de groupes d'espèces apparentées et probablement dix fois plus d'espèces différentes. «Près du tiers de ces ribosomes ne peuvent être reliés à aucun groupe d'eucaryotes connu», s'exclame-t-il.

100 milliards d’organismes dans 1 litre d’eau de mer

L'article consacré aux virus, bactéries et «pico-eucaryotes», les plus petits des protistes, est signé de 50 auteurs avec, en premier, Shinichi Sunagawa, du Laboratoire européen de biologie moléculaire de Heidelberg (EMBL). Il révèle un catalogue de plus de 40 millions de gènes établis sous la houlette de Patrick Wincker, au Centre national de séquençage, le Génoscope d'Evry (Essonne). Encore plus fort, les analyses génétiques parviennent à «saturation», souligne Colomban de Vargas. Autrement dit, ajouter des échantillons ne modifie guère la diversité biologique totale repérée. Un tel résultat signifie que, si elle ne peut être exhaustive, Tara Océans a bien collecté la très grande majorité de la biodiversité du plancton.

Toutes ces données génétiques ont été déposées sur des sites web où les chercheurs pourront aller les récupérer afin de les étudier. Ils sont déjà nombreux, ce qui est logique car les informations issues de Tara Océans représentent 80% des gènes marins désormais déposés en banques de données. Et plus de 80% d'entre eux sont inconnus. Si les biologistes marins ne partaient pas de rien, l'apport de cette mission va permettre de passer un cap décisif dans l'exploration de cette biodiversité foisonnante. Le plancton, cet écosystème crucial pour les grands équilibres géochimiques planétaires et pour les ressources marines, défie les biologistes qui s'y attaquent. Dans un litre d'eau de mer, raconte souvent Colomban de Vargas, «il peut y avoir jusqu'à 100 milliards d'organismes - virus, bactéries, protistes, larves de poisson - dont les tailles extrêmes sont séparées par dix ordres de grandeur». Les échantillons de plancton collectés par les équipes scientifiques à bord du navire ont ainsi tout ratissé entre 0,02 micron et quelques millimètres.

Ce monde microscopique, jusqu'alors inconnu pour l'essentiel malgré cent cinquante ans d'expéditions, est de surcroît animé par une sorte de métabolisme global particulièrement actif. «A un instant T, la biomasse n'est pas si importante, mais elle se renouvelle à grande vitesse, avec une majorité de protistes hétérotrophes, qui se nourrissent en mangeant leurs proies», explique Colomban de Vargas.

Réalisée sur plus de 210 sites représentatifs des différentes mers du globe, la collecte de plancton était couplée au recueil de toutes les informations possibles sur les conditions physico-chimiques du site par différents outils, y compris de petits robots sous-marins. Températures, salinité, pH, sels nutritifs… mais aussi et surtout sa position relativement aux courants marins de surface et verticaux. Lors des opérations de collecte, c'est en suivant des indications fondées sur l'observation par satellites des courants de surface, des tourbillons, des «fronts» de contact entre différentes masses d'eau, que les sites ont été choisis. Il sera donc possible de relier ces conditions physico-chimiques aux différents écosystèmes planctoniques observés. Ce couplage précis entre la biologie, gènes compris, et la physico-chimie de l'océan, crucial pour la compréhension des dynamiques écosystémiques, est désormais le nec plus ultra de l'étude des milieux marins.

Bio-informaticiens, physiciens et chimistes

Pour Eric Karsenti d'EMBL, le leader du consortium scientifique international de Tara Océans (140 chercheurs de 23 laboratoires), «c'est la première fois que l'on pourra faire de l'écologie quantitative pour la biologie marine à l'échelle du globe». Les chercheurs, se réjouit-il, «pourront facilement croiser les données océanographiques, biologiques et génomiques car leur archivage en base de données comporte les connexions entre elles». Un résultat dû au caractère fortement interdisciplinaire du consortium qui réunit des bio-informaticiens, des physiciens et chimistes de l'océan, des généticiens, des biologistes et des écologues. La modélisation des écosystèmes marins peut désormais envisager une nouvelle ère, fondée sur la complexité du réel plutôt que de se contenter de modèles rudimentaires. Karsenti n'hésite pas à y voir «une vraie révolution dans la biologie marine». Les articles publiés dans Science comportent déjà des résultats majeurs sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes planctoniques. Ecosystèmes dont on dresse la carte des relations entre espèces - qui mange qui, qui parasite qui, etc. - que les scientifiques ont baptisée d'un néologisme curieux : «l'interactome».

Ces résultats ont déjà fait tomber un paradigme longtemps dominant dans les laboratoires, en révélant que le maximum de diversité d'espèces du plancton ne se trouve pas chez les plus petits organismes, donc les bactéries. Mais chez les protistes chers à Colomban de Vargas. Une diversité qui provient de leur mode de reproduction, sexuée, des mécanismes de conservation de l'ADN mais aussi des mutations. Ce qui semble classique comme explication. De Vargas y ajoute un rôle décisif pour «la symbiose», lorsqu'un protiste phagocyte un autre organisme non pour l'ingérer mais pour l'intégrer. De même le parasitisme semble une valeur cardinale très largement répandue dans les écosystèmes planctoniques et un facteur important de diversité.

Autre résultat majeur : si la température des eaux constitue bien un déterminant des écosystèmes, ils peuvent considérablement différer pour une même plage de températures. C’est l’histoire de l’écosystème, depuis ses conditions initiales, qui en explique l’état. Le cinquième article, dont le premier auteur est Emilie Villar, post-doctorante au Laboratoire information génomique et structurale (CNRS, université d’Aix-Marseille), relate ainsi la curieuse histoire des masses d’eau de l’océan Indien qui passent sous la forme de tourbillons dans l’océan Atlantique, en passant au large du cap de Bonne-Espérance. Elles transportent des écosystèmes qui s’y transforment, en particulier sous l’influence des courants verticaux.

Force de frappe médiatique

Ces premiers articles ne sont qu'un début, montrant l'extraordinaire fécondité de cette mission hors du commun. La masse d'informations contenues dans les échantillons va exiger au moins dix ans de travail pour une exploitation scientifique conséquente. L'un des prochains objectifs sera de relier l'imagerie à haut débit des organismes et les données génétiques. «Nous voulons relier génomes et morphologies, explique Karsenti. Cela va prendre entre trois et cinq ans et nécessiter des moyens financiers… qui sont encore à trouver.» Eric Karsenti, par cette remarque aigrelette, souligne l'une des caractéristiques de Tara Océans, dont le succès ne peut plus être contesté. Cette réussite provient en effet d'un pari un peu fou de l'équipe de chercheurs qui a su saisir au bond l'opportunité présentée par la mise à disposition de la goélette Tara par Agnes b., qui en est propriétaire. Mais, au départ de Lorient, en 2009, il manquait encore le financement nécessaire à l'exploitation de la collecte, et notamment la génomique. Sans le soutien de Jean Weissenbach, directeur du Génoscope d'Evry, et celui de Françoise Gaill, à l'époque directrice de l'Institut d'écologie du CNRS, toute l'opération aurait pu s'écrouler. Karsenti garde encore le souvenir amer du refus de financement de l'European Research Council, au motif pour le moins curieux qu'il n'aurait pas été capable de diriger une mission océanographique. Terrible erreur de jugement.

Quant à l'exploitation de ces données collectées grâce à l'enthousiasme de chercheurs et d'ingénieurs, elle se heurte «à la difficulté à financer des salaires», s'énerve le biologiste. Les équipes sont truffées de CDD. La prometteuse liaison entre imagerie et génétique pourrait ainsi capoter car son responsable risque de se retrouver au chômage. Devant la force de frappe médiatique du mécène Agnes b., les ex-ministres Valérie Pécresse et Geneviève Fioraso n'ont pas hésité à venir profiter des caméras de télévision. On peut prédire que Najat Vallaud-Belkacem - puisque la recherche et l'enseignement supérieur n'ont plus de responsable politique direct - saluera la réussite de la mission. Les biologistes préféreraient des embauches.