Après un record de chaleur en 2014, un autre en 2015 ? C'est la question posée par l'évolution récente d'un indicateur climatique surveillé comme le lait sur le feu depuis près de trente ans, la température moyenne de la planète. Pile-poil pour corser les débats de la 21e Conférence des parties de la convention climat de l'ONU (COP21), qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre.
Selon une équipe de la Nasa et de l'université Columbia de New York, le premier quadrimestre 2015a, en effet, battu le record de chaleur pour cette période de l'année. Avec une différence par rapport à la moyenne climatologique - calculée sur 1951-1980 - de +0,79°C. Ainsi, une zone à l'ouest de l'Amérique du Nord et à l'est de l'Atlantique Nord, ainsi qu'une partie de l'Antarctique affichent des températures inférieures à la moyenne climatologiques. Mais presque tout le reste de la planète se situe bien au-dessus. Une situation qui prolonge le record de 2014, l'année la plus chaude depuis la fin du XIXe siècle, début des relevés thermométriques.
Cet indicateur, souvent présenté comme «la température de la Terre», a acquis une célébrité peu commune parmi les observations scientifiques de la planète. Agité par les militants, vilipendé par les autoproclamés climatosceptiques, il n’est pas si simple à comprendre. Son élaboration par quelques équipes à travers le monde vise à calculer la moyenne des températures relevées à un mètre au-dessus des sols (une station météo classique) et à la surface des océans, selon un maillage couvrant l’ensemble du globe.
Cette simplicité d’apparence est trompeuse pour ceux qui croient pouvoir l’utiliser sans précaution sur des évolutions de court terme. Car cet indicateur entretient des rapports complexes avec l’irruption humaine dans la machine climatique terrestre par l’injection massive et continue de gaz à effet de serre.
«La cause d’un record qui a tenu jusqu’en 2005»
Sur quelques années, la température moyenne de la planète fait le yo-yo, monte ou baisse sous l’impact de phénomènes naturels. Les plus influents sont les oscillations des océans, surtout celles du Pacifique tropical, la plus vaste étendue liquide de la planète bleue. Des cycles, parfois décennaux, modèlent les températures de surface des océans. Les éruptions volcaniques majeures, qui propulsent des poussières jusque dans la stratosphère, se lisent également sur les courbes. En revanche, au-delà de quinze ans, on constate que l’intensification de l’effet de serre par nos émissions devient la cause majeure d’évolution de la température depuis 1950.
Pour 2015, la clé d'un éventuel nouveau record se trouve dans le Pacifique tropical. «Logique, explique l'océanographe Eric Guilyardi du Locéan - Laboratoire d'océanographie et du climat : expérimentations et approches numériques - (1), le Pacifique entre 30°Nord et 30°Sud, c'est un quart de la planète. En outre, l'ENSO [El Niño Southern Oscillation, ndlr] peut écarter les températures de surface de certaines régions de l'océan tropical très loin de leur moyenne. Jusqu'à 5°C ou 6°C.» Du coup, l'impact de ce phénomène, lorsqu'il est intense, devient majeur sur l'indicateur de la température moyenne planétaire. «En 1998, rappelle Guilyardi, il fut la cause d'un record annuel qui a tenu jusqu'en 2005 et fut suivi de deux années froides en raison d'une Niña, le phénomène inverse.»
Les services océanographiques ont déjà annoncé, début avril, que le Pacifique était entré dans la phase chaude de son oscillation. Les eaux ont commencé à se réchauffer à l’est de l’océan et à se refroidir à l’ouest, et les alizés - qui poussent habituellement les eaux chaudes de surface vers l’Ouest - ont considérablement faibli. Surtout, au large des côtes américaines, la couche de ces eaux de surface s’épaissit depuis trois semaines. Un signe que ne trompe pas : le Niño est là. Les modèles numériques des océanographes prédisent près de 90% de chances qu’il perdurera tout l’été, et plus de 80% qu’il continuera jusqu’à la fin de l’année.
Sur certaines régions du Pacifique, précise Guilyardi, «on a déjà des anomalies fortes, jusqu'à 1,5°C. Il faut remonter au Niño de 1987 pour de telles valeurs. Et l'on voit des impacts sur les pluies en Guyane». Seule une reprise des alizés en juin ou juillet pourrait stopper la machine à booster le thermomètre planétaire. Mais ce Niño sera-t-il fort, faible, modéré ?
Hiatus et acceleratus
Malgré les progrès des modèles numériques, alimentés par les milliers d’observations par satellites, les bouées fixes et dérivant en surface et en profondeur, la réponse reste floue. Pour les températures de surface en décembre prochain, au large de l’Amérique du Sud - moment où les Niños typiques connaissent leur pic - les supercalculateurs donnent des chiffres de 1,5°C à 5°C de plus, la différence entre un Niño modéré et un très puissant.
C'est déjà une indication forte. Et susceptible d'intéresser des centaines de millions de personnes, dont des responsables politiques, administratifs, du monde agricole et industriel. Car les conséquences d'un fort Niño sont majeures. Pluies diluviennes sur les côtes andines, d'Amérique centrale et de Californie, pêcheries de sardines et anchois du Pérou désertées par les poissons, sécheresses et incendies de forêts en Indonésie et Australie, impact fort sur les moussons et donc sur l'agriculture en Asie du Sud-Est, en Inde et en Afrique tropicale. De plus, les économistes ont constaté que les Niños et Niñas influent sur les cours du café et d'autres productions des tropiques. Pour Eric Guilyardi, «avec un fort Niño, on a de grandes chances de battre le record de températures planétaire en 2015, et même à nouveau en 2016. Puis d'enregistrer une année froide en 2017, avec une Niña».
Si les effets des Niños et Niñas du Pacifique tropical sur la température moyenne de la planète sont majeurs, ils ne sont pas seuls à agir. Des variations «à l'échelle décennale», indique l'océanographe, interviennent aussi. Elles ont, dans les années récentes, tiré l'indicateur vers le bas. Ce qui a contribué au fameux «hiatus» entre les températures observées et à l'intensification de l'effet de serre. Sauf que, précise malicieusement Guilyardi, si hiatus il y a eu, le renversement d'ENSO ou des variations décennales qui suivent inéluctablement provoquent des «acceleratus» du thermomètre. C'est pourquoi confondre ces hiatus avec le mantra des climatosceptiques d'un arrêt du réchauffement climatique conduit tout droit à l'erreur grossière. Voire au mensonge lorsqu'elle est répétée à chaque hiatus, selon l'adage errare humanum est, perseverare diabolicum.
Un régime de douche écossaise
Reste une question redoutable, que deviendront les oscillations entre Niños et Niñas dans un climat futur plus chaud ? Eric Guilyardi a fait progresser le débat scientifique sur ce point avec la recherche d'une équipe internationale, publiée dans la revue Nature Climate Change l'an dernier (2). «Certes, convient-il, on ne peut toujours rien dire sur les propriétés moyennes des Niños et l'on ne voit rien de significatif si la hausse de la température moyenne ne dépasse pas 2°C. En revanche, les simulations numériques nous disent que dans un climat réchauffé de 4°C à 5°C, ce qui arrivera si l'on poursuit les émissions de gaz à effet de serre au rythme actuel, la fréquence des Niños extrêmes, les plus dangereux, pourrait doubler, passant de 3°C à 6°C par siècle.»
En outre, la même équipe internationale est parvenue à un résultat similaire en étudiant les Niñas (3). La fréquence des plus violentes devrait elle aussi doubler, survenant tous les treize ans, dans un climat réchauffé de 4°C à 5°C. Un régime de la douche écossaise. Et des dégâts accrus.
(1) CNRS, IRD, université Pierre-et-Marie-Curie.
(2) Wenju Cai, et al. NCC, 19 janvier 2014.
(3) Wenju Cai et al. NCC, 26 janvier 2015.