Quel a été votre premier émoi mathématique ? Parfois, ce moment n’a pas existé. Mais, la plupart d’entre eux ont gardé en mémoire cet instant où ils ont pigé, ou l’étrange beauté des maths leur est apparue. Souvent cela se passe autour de 11 ou 12 ans, et parfois l’illumination vient d’une erreur.
Alors qu'il se trouve enfermé avec sa mère dans un camp où se trouvent pêle-mêle des prisonnières politiques, des étrangères ou des prostituées, Alexandre Grothendieck, qui deviendra l'un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, découvre qu'il y a une relation stable entre la circonférence d'un cercle et son diamètre. Il suffit de multiplier par 3 le diamètre pour trouver la circonférence. Il se trompe et finira par admettre que le chiffre Pi (3,14116) est un peu plus compliqué, mais il date de ce moment la conviction qu'il est un mathématicien. Longtemps, il pense même être le seul…
Vous souvenez-vous de votre premier émoi mathématique ? Des mathématiciens ont accepté de répondre à Libération (Retrouvez une première partie de leurs réponses ici).
«Il y avait un trou dans ma thèse»
Nicolas Bergeron (39 ans), français, Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche
«Mon premier émoi, je ne m'en souviens pas. J'aurai aimé… Mais un souvenir plus récent m'est venu lorsque j'ai lu la suite de la question : le jour où vous vous êtes dit "je suis mathématicien" ? C'est un dimanche, en 1999, je me réveille avec "une entière certitude", pour reprendre l'expression de Poincaré. Mais, contrairement à lui, ma certitude, c'est que la démonstration du résultat que je viens d'annoncer dans une note aux Comptes rendus de l'Académie des sciences, la partie centrale de ma thèse, contient un trou. Et pas un petit… un vrai trou, une erreur qui fait que ma démonstration s'écroule. Puis, comme après un chagrin d'amour, lentement, je réapprends à vivre avec cette erreur. Je la comprends mieux, j'apprends même à l'aimer et elle finit par me le rendre. Depuis, mes travaux lui doivent beaucoup. Alors je ne sais pas quand je me suis dit que j'étais un mathématicien, mais ce moment où j'ai surmonté cette erreur me semble pouvoir jouer ce rôle.»
«Ce que cachait l’infini»
Valentin Seigneur (24 ans), français, Ecole normale supérieure de Lyon
«J’avais 18 ans, en Maths sup, et l’on me dit qu’il y a autant d’entiers : -2, -1, 0, 1, 2, 3, que de fractions : 1/2, 1/3, 3/7, etc. Pour moi ce n’était pas possible, car les fractions contiennent évidemment tous les nombres entiers : 2 = 2/1, -7 = -7/1 etc. Je ne voyais pas pourquoi il pouvait y en avoir autant que d’entiers ! Et c’est là qu’en réfléchissant bien, je me suis aperçu de toute la profondeur qui se cachait derrière ce qu’on peut appeler l’infini.»
L’absurde
Christian Bonatti (55 ans), français, université de Bourgogne-Franche Comté
«En sixième, j'avais 10 ans et l'objectif de l'année était la notion de classes d'équivalences, et la théorie des ensembles. Le prof de maths nous a expliqué que l'ensemble des ensembles n'existait pas. La preuve, je ne l'ai jamais oubliée : lumineuse, éblouissante. S'il existe un «ensemble de tous les ensembles», il est alors un élément de lui-même. On le divise en deux parties : l'ensemble A des ensembles qui s'appartiennent à eux-mêmes, et l'ensemble B des ensembles qui ne s'appartiennent pas. Tout ensemble appartient à un et un seul de ces deux ensembles, A ou B. Mais B ne peut pas appartenir à A, car cela voudrait dire qu'il appartient à B, par définition de A. Donc B doit appartenir à B, et donc à A par définition de A. L'absurdité de la conclusion entraîne l'absurdité de l'hypothèse : l'ensemble des ensembles ne peut pas exister.»
«Un produit semi-direct»
Pierre Py (31 ans), français, université de Strasbourg
«Le jour où j’ai compris ce qu’était un produit semi-direct. C’était pendant ma première année à l’Ecole normale supérieure de Lyon, en 2002-2003.»
«J’ai établi ma propre preuve»
Alberto Verjovsky Sola (72 ans), mexicain, Universidad Nacional Autónoma de México
«Mon père avait un livre d’analyse combinatoire qui multipliait les exemples, sans établir de démonstration avec une preuve. Dans ce livre j’ai lu que n personnes pouvaient s’asseoir sur n chaises de n manière différentes. J’ai compris les combinaisons de k éléments dans un ensemble n>k et j’ai établi ma propre preuve de la formule du binôme de Newton. J’avais 12 ans.»
«Je devais avoir 14 ans»
Bertrand Deroin (38 ans), français, Ecole normale supérieure de Paris
«Je devais avoir 15 ou 16 ans, ça n’a peut-être pas été mon premier émoi mathématique, mais ça a été le plus marquant. Nous suivions un cours de géométries planes. Contempler la symétrie qui relie l’orthocentre d’un triangle, son centre de gravité, et celui de son cercle circonscrit, et qui donne naissance à la droite d’Euler. C’est un bijou d’élégance et de simplicité. Je n’ai pas eu de coup de foudre très jeune, mais je me suis rendu compte que les mathématiques forment un socle ancré en moi. C’est-à-dire, que je suis mathématicien.»
Comment calculer la somme des N premiers nombres entiers ?
Serge Cantat (42 ans), français, CNRS
«Mes premiers émerveillements mathématiques datent du collège. Je savais calculer la somme de 1, 2, 3, 4 et 5 (ça fait 15). C’était une sorte de sport mécanique sans grand intérêt. J’ai alors eu la chance d’assister aux leçons d’un professeur enthousiaste qui nous expliqua comment calculer la somme des N premiers nombres entiers : cette somme est égale à la moitié du produit de N et N+1. C’est magique, cela marche quel que soit le nombre N de termes ! Ainsi, l’addition des 27 premiers nombres entiers vaut (27 x 28)/2, soit 378, et pour les 50 premiers on obtient 1275. Le raisonnement était formidable car il montrait comment déduire cette formule du calcul de l’aire d’un rectangle. Est-ce pour cela que je suis devenu mathématicien ? Après tout, chaque émotion musicale ne voit pas naître un nouveau compositeur. Mais la répétition de telles excitations intellectuelles vous pousse bien vite vers la science.»
La simplification miraculeuse
Sorin Dumitrescu (43 ans), français et roumain, université Nice Sophia Antipolis
«A l’âge de 12 ans au moment où j’ai découvert à l’école (à Bucarest) les raisonnements en géométrie (plane et ensuite dans l’espace à trois dimensions). Je me souviens avoir été séduit par le fait que certaines propriétés géométriques devenaient "évidentes" quand on effectuait une "construction auxiliaire" en ajoutant judicieusement dans la configuration des lignes supplémentaires qui en devenant visibles simplifiaient miraculeusement la compréhension de la situation.»