Le dimanche 19 juin, Bernadette (1), 39 ans, s'est assise dans l'herbe. Dans un parc de Meyzieu, près de Lyon. Elle dit : «Ça ne m'était pas arrivé depuis des années.» Ce jour-là, la crainte de frôler un mouchoir souillé, une capote usagée, l'a laissée en paix. «Je ne suis pas guérie. Mais je vais mieux», glisse cette jolie rousse qui, petit à petit, revient dans un monde sans appréhensions et rituels à répétition. Bernadette est soignée depuis le 2 mai à la Clinique Lyon Lumière pour des tocs, ces troubles obsessionnels compulsifs qui rongent la vie d'environ une personne sur cinquante en France. Plus d'un million de Français. Un chiffre longtemps sous-estimé, faute de diagnostic.
Enfant déjà, Bernadette n'aime pas que ses frères et sœurs touchent ses couverts et son assiette. Elle mange des gâteaux en les attrapant par un petit coin qu'elle jette ensuite : ses doigts l'ont souillé. Après une adolescence en forme de répit, le mal revient quand elle attend, à 24 ans, son premier enfant. Sa vie s'emplit de tocs. De craintes de contaminations et de malheurs : «Dès que je croisais une personne handicapée, j'avais l'impression que j'allais avoir un enfant handicapé et je rentrais me laver. Parfois, je prenais quatre, cinq, six douches par jour. Mon conjoint ne comprenait pas. On s'est séparés quand ma fille a eu 1 an et demi. Il faut dire que, quand je rentrais du travail, j'allais d'abord me laver avant de lui dire bonjour.» Pour ne plus souffrir, la jeune femme se met ensuite «en situation d'évitement», comme elle dit. «Je ne regardais plus la télé, car rien qu'en entendant le nom d'une maladie, je pouvais me mettre à laver les rideaux, toute la pièce et même rester nue pour ne pas contaminer mon appartement. Le mot sida, par exemple, je ne peux le dire que depuis trois semaines. Comme j'ai aussi un toc de mort, je me suis construit des trajets qui évitent de loin les cimetières. Un matin, j'ai croisé un corbillard. J'ai dû rebrousser chemin pour rentrer chez moi me laver. Forcément, ça m'a mise en retard à mon travail.» Il y a neuf ans et demi, elle donne naissance à une seconde fille. Les tocs ne se déchaînent pas, pour mieux revenir en toute férocité il y a environ un an, après la maladie d'une sœur et une fausse couche «vécue comme une punition». «Je n'arrivais plus à faire tourner mes machines à laver. Le toc me disait sans cesse : es-tu sûre d'avoir mis de la lessive ? J'arrêtais, je recommençais. Dix fois d'affilée. Quand enfin la machine tournait, je vérifiais que le temps restant annoncé correspondait au programme que j'avais choisi. Je mettais ma main sur le hublot pour voir s'il était chaud. Le sida, la mort, un accident me hantaient. Une tache de tomate m'évoquait du sang. Je me lavais encore et encore. Parfois 20 fois par jour, en changeant de tenue à chaque fois. A la fin, je vivais quasiment dans ma baignoire. Et je n'avais plus rien à me mettre. J'étais épuisée. Je voulais en finir. Le fait d'avoir deux enfants m'a retenue. J'ai fait une cure de sommeil durant deux mois en hôpital psychiatrique.»
«Être rejeté»
En septembre 2015, Bernadette reprend malgré tout son travail d'assistante commerciale en mi-temps thérapeutique. Mais à 50 kilomètres de son domicile. «Compliqué, car je ne peux pas aller aux toilettes en dehors de chez moi. Alors je ne buvais pas. J'ai eu des infections. Ou bien il m'arrivait de faire 100 kilomètres, entre midi et deux, pour aller au petit coin chez moi. La psy qui me suivait m'a déclarée bipolaire. Moi, j'ai fini par diagnostiquer toute seule que j'avais des tocs et trouver la clinique ad hoc, celle où je suis actuellement.»
Le samedi précédant ses retrouvailles avec un petit carré d'herbe où poser son séant, Bernadette a participé à un groupe de parole, à Lyon, dans un local prêté à l'Aftoc, l'Association française de personnes souffrant de troubles obsessionnels et compulsifs (2) qui, depuis plus de vingt ans, bataille dans toute la France pour une meilleure information, aide et prise en charge des malades. «C'est bien de parler entre "toqués". Car souvent il y a la peur d'être rejeté», lance Bernadette. «Moi, j'ai un toc de comptage. D'habitude, nous sommes une douzaine, là on est une vingtaine», évalue Philippe.
Le président de l’Aftoc, Pierre Prat, amorce la séance, qui va durer trois heures, par la longue liste de tocs qu’un cerveau peut boutiquer. Avec des obsessions (intrusives, contraignantes et anxiogènes) typiques comme la saleté, l’ordre, le rangement, l’incapacité de se débarrasser de choses inutiles, mais aussi la peur de faire acte d’impulsions violentes ou agressives, le sentiment de se sentir excessivement responsable de la sécurité d’autrui. Et des compulsions (ou rituels) qui sont des actes répétitifs que le malade ne peut s’empêcher d’accomplir sous peine de malaise et d’angoisse : toilette abusive, vérifications obsessionnelles…
Douleur palpable
Chacun, nouveau ou déjà membre de l'association, raconte son toc et ses trucs. Il y a là Paul, 42 ans, qui ne travaille plus depuis deux ans. Il attaque : «Par quel bout commencer ? J'ai plusieurs tocs. L'un, très pénible, en voiture. J'ai toujours peur d'avoir renversé quelqu'un. Au début, je faisais beaucoup de demi-tours. Là, je le fais moins. Mais le problème, c'est que quand je fais ça, je ne regarde plus devant, mais sans cesse le passage piéton dans le rétro. Et puis je vérifie tout ce que je mets à la poubelle et plein de fois que j'ai bien payé mon loyer.» Un autre intervient : «Moi, j'ai tout le temps peur d'avoir écrit des insultes sur le chèque.» Pierre Prat explique : «Il y a beaucoup de tocs de responsabilité.» «Moi, je ne peux plus faire de chèque. Cela demande trop de vérifications. Est-ce la bonne somme ? Le bon destinataire ?» intervient une jeune femme de 36 ans qui, au début de la séance, pleurait en silence. La douleur est palpable.
Elle affleure aussi chez Jean : «Moi, j'ai peur d'être pédophile. C'est irrationnel. J'ai vu des psychiatres, des psychanalystes, j'ai passé des heures à parler à des gens qui n'avaient rien à me dire. Le diagnostic, c'est moi qui l'ai fait. Il y a aussi le toc de la peur de tuer.» Bernadette, assise à ses côtés, intervient : «Tout le monde croit qu'on exagère nos problèmes.» «Moi, j'ai carrément demandé à ma psy si je ne cherchais pas à faire l'intéressante», confie Anna, bientôt 15 ans, venue avec son père. Elle se lave les pieds au moins dix minutes tous les jours. Les mains au moins 40 fois par jour. Se rince à fond. Vérifie son sac de façon compulsive. «Et il y a le toc du malheur : je me dis "si je fais pas ça, il va y avoir un accident".» Le père : «Mais c'est pas du stress, ça ?»
En chœur, ceux qui sont en soins à la clinique de Meyzieu, ou qui s'en sont sortis, expliquent qu'on ne badine pas avec les tocs qui toucheraient 3,6 % des adolescents. «Il lui faut quelqu'un de compétent. C'est malheureux, mais il y a une guerre entre psys sur les tocs, déplore Pierre Prat. Mais ceux qui sont là peuvent témoigner que tenter de résoudre un toc avec un psychanalyste, y'en a pour toute la vie. Seules les thérapies comportementales fonctionnent. Le problème, c'est que l'offre de soins est réduite. Et puis il y a des psychologues très compétents, mais ils ne sont pas remboursés.»
La troupe s'échauffe : «Il n'y a que deux cliniques spécialisées, celle de Meyzieu et une autre pour les moins de 25 ans à Lille.» «Il y a peu de chambres doubles. Et il y a un dépassement de 125 euros pour les chambres simples que toutes les mutuelles ne prennent pas en charge.» «Il y a aussi un autre problème, les mutuelles ne prennent pas en charge ceux qui ont fait une tentative de suicide…» Silence.
Léo, qui s'est soigné à la clinique de Meyzieu et anime désormais un groupe de parole à Valence, reprend la main. Patiemment, il explique au père d'Anna que si sa fille lui intime à lui aussi de se laver les mains, il faut résister : «Il faut que l'entourage aille dans le sens de la thérapie qui consiste à se débarrasser du rituel, pas dans le sens du toc.» Pas simple, comme en témoigne Bernadette : «Moi, j'ai conditionné toute ma famille. Quand quelqu'un sonne chez nous en Alsace, mon conjoint ou mes filles ferment la porte de la salle de bains. Ils savent que je ne pourrai pas supporter qu'on touche à mon linge. Je ressens une grande culpabilité.»
Fin juillet, Bernadette rentrera chez elle. Sera-t-elle capable de mettre fin à ce conditionnement ? Pourra-t-elle enfin s'asseoir sur le siège des toilettes ? S'asseoir sur l'herbe est une victoire. «Mais je sais déjà que je reviendrai à la clinique en septembre. Pour des gens qui ont des tocs comme les miens, trois mois, ce n'est pas suffisant.»
(1) Certains prénoms ont été modifiés. (2) Aftoc.org
A voir : le documentaire Echapper à l'enfer des tocs de Céline Morel, dans le cadre de l'émission In Vivo, l'intégrale sur France 5.
JEUDI : Les nombres premiers