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Fouilles

«Peau d’âne», les archéologues refont le film

En 1970, au cœur d’une forêt des Yvelines, Jacques Demy adapte, avec Catherine Deneuve en princesse, le conte de Perrault. Depuis 2013, une équipe de chercheurs travaille sur les traces laissées par le tournage de ce classique du cinéma français.
Les archéologues sur le site de la cabane de «Peau d'âne», à Gambais (Yvelines). (Photo Patrice Latron. Look at sciences)
publié le 3 août 2016 à 19h51

Traverser la ferme du château de Neuville, dans les Yvelines, est une expérience riche en émotions. Les souvenirs remontent immédiatement : ici, devant ce mur de vieilles pierres, il y avait la longue table du banquet… et Jacques Perrin chantant qu'il venait de trouver «l'amour au passage, celui qui rend fous les plus sages». Et là, dans le coin, la petite porte d'où sortait la sorcière aux crapauds ! Toutes les portes de la ferme ont d'ailleurs été repeintes en rouge, en souvenir du prince charmant qui a immortalisé les lieux cet été 1970, sous la caméra de Jacques Demy. Et la mythique maison de Peau d'âne, cette cabane en bois où Catherine Deneuve confectionnait son «cake d'amour» ? Elle est un peu plus loin, dans le bois. Ou du moins ce qu'il en reste, soit quelques planches en décomposition dans l'humus, des fragments de miroir, des éclats de verre… et une montagne de clous rouillés. C'est le butin de l'équipe d'archéologues qui investit le lieu du tournage chaque année depuis 2013 (1).

La princesse de la bande

Agenouillées dans la terre, cinq jeunes femmes manient la truelle ce matin de juin, en pestant contre la pluie qui a trempé le terrain pendant la nuit en se glissant entre les bâches. L'une est spécialiste de la préhistoire, une autre des Gaulois, la troisième est étudiante en cinéma… Et toutes se retrouvent ici par amour de Peau d'âne, qu'elles ont déjà vu cinquante ou cent fois depuis leur plus tendre enfance car l'histoire leur parle – «la construction de la femme, sa liberté, son individualité». Mais elles sont d'accord sur un point : la vraie princesse de la bande, c'est Olivier Weller, le chercheur du CNRS qui dirige la fouille et s'émeut à chaque diamant en strass ressurgi de la terre. Rendez-vous compte, il est sûrement tombé il y a quarante-cinq ans de la «robe couleur Soleil» de Catherine Deneuve ! C'est là tout le sel de ce chantier inédit : il allie la fascination du conte de fées à la démarche archéologique la plus scientifique pour reconstituer une semaine de la vie d'une équipe de cinéma.

Tout a commencé avec un clou. Ce gros clou fiché par un accessoiriste dans l'arbre qui soutient la cabane de Peau d'âne, pour aider Jacques Perrin à l'escalader et espionner la princesse par la fenêtre. L'archéologue Pierre-Arnaud de Labriffe se souvenait de l'anecdote pour y avoir assisté quand il était gamin. Et quand il l'a racontée à son confrère Olivier Weller lors d'une conversation cinéphile, leur instinct de Sherlock Holmes les a poussés dans la forêt de Gambais. Mission : retrouver les lieux du tournage. Niveau : hardcore. Indices : il doit y avoir une allée, assez grande pour qu'y passe le carrosse du prince, et «un chêne avec un clou planté dedans». Les deux détectives l'ont finalement trouvé, et ont même reconnu aux alentours d'autres traces du tournage : deux gros blocs de pierre qui ornaient la cheminée de Peau d'âne, et la cicatrice d'un cerclage sur un tronc. «On s'est dit que ça devait être un système d'attache, les câbles qui tenaient le toit de la cabane.» Mais d'ailleurs, quelle taille faisait-elle, cette cabane ? Quatre, cinq mètres de haut peut-être ? Déjà, Weller retrouve ses réflexes d'archéologue en échafaudant des hypothèses d'après les indices retrouvés sur le terrain. Il s'en convainc immédiatement : il faut organiser une fouille.

Capsules de bière et mégots

Les premières prospections sont effectuées dans la foulée : relevé 3D du terrain, analyse géophysique du sous-sol, et un passage avec «Charles-Henri» le détecteur de métaux pour estimer le nombre et la densité d'objets enfouis. Olivier Weller plante une cuillère en plastique à chaque signal du détecteur. Bip, bip, bip, bip… Tout le stock de cuillères initialement prévu pour la pause-café y passe en un clin d'œil, ainsi que les fourchettes et couteaux achetés en urgence à la supérette du coin. C'est plus de 1 200 couverts blancs qui ont fini plantés dans le sol – «on aurait dit les petits esprits de la forêt dans Princesse Mononoké», sourit Olivier Weller. Le terrain se révèle donc d'une richesse absolument inattendue. Ce qui signifie, par ailleurs, que l'équipe de Peau d'âne a laissé derrière elle des kilos de déchets. On n'était pas très branché écologie dans les années 70 : à la Fémis, témoigne un chef opérateur, «on n'apprend aux étudiants le nettoyage des tournages que depuis dix à quinze ans.» Mais les cochonneries des uns font le bonheur des autres, et voilà quatre ans que nos archéologues s'en donnent à cœur joie.

Aujourd’hui, le compteur affiche plus de 4 000 objets retrouvés autour de la cabane. Il y a d’abord des restes du décor de cinéma – planches, miroirs, diamants, poteries, et des tombereaux de clous droits ou tordus, gonflés ou cassés, avec ou sans tête qui sont tous soigneusement inventoriés et dessinés sur un relevé. On reconnaît aussi du matériel de tournage, comme une amorce de pellicule 35 mm, un noyau de bobine estampillé Kodak, une vis en plastique pour pied de projecteur, une tête de marteau, du scotch rouge d’électricien, des bâtons de morganite pour la lampe à arc des projos, et une sacrée collection d’éclats de verre bleu. Ils proviennent sans doute des ampoules à flash qu’utilisaient le photographe de plateau ou la scripte.

Enfin, il y a les objets qui témoignent directement de la vie du tournage. Des capsules de bière, des bouteilles d'eau et de Vérigoud (un soda de l'époque importé d'Algérie), des mégots. Et à un endroit précis qu'on ne voit jamais dans le film, à l'arrière de la cabane, des fume-cigarillos blancs. Comme la zone abonde également en objets métalliques, les archéologues ont supposé qu'il s'agissait d'une zone technique, et leur hypothèse a été confirmée par l'assistant chef opérateur de l'époque, Yves Agostini, invité à commenter les trouvailles sur les lieux de la fouille : «Ah, ça, c'était les électros. Y a que les électros pour fumer des trucs comme ça !» Ainsi a-t-on commencé à comprendre l'organisation spatiale du tournage, selon les rôles et les métiers, «rien qu'en positionnant des mégots et du matériel lié à la consommation du tabac. C'est amusant de voir comment les déchets peuvent faire parler un lieu», constate Olivier Weller.

La démarche consistant à croiser les découvertes sur le terrain, les archives et la mémoire des témoins – quand ils sont encore vivants – caractérise l'archéologie contemporaine, une branche nouvelle du métier et encore souvent objet à polémique. «Dans les années 70-80, rappelle Weller, il n'y avait même pas ou quasi pas d'archéologie pour le Moyen Âge. On considérait que les archives historiques suffisaient à raconter l'époque. La discipline docte a toujours été l'histoire. Regardez-les, les archéologues : ils pataugent dans la bouillasse. C'est quand même pas eux qui allaient apprendre aux normaliens comment on écrit l'histoire de France !» Mais des archéologues «très têtus» ont montré que les fouilles permettaient de raconter une autre histoire que celle consignée dans les livres : «la vie des fermes, des villages, les poubelles royales…» Aujourd'hui, l'archéologie du XXe siècle commence tout juste à être reconnue et reste liée aux guerres. «Les seules opérations qui sortent de cette archéologie du traumatisme» sont le «Déjeuner sous l'herbe» – une performance sous forme de pique-nique géant enterré en 1983 par l'artiste Daniel Spoerri, et fouillé par Jean-Paul Demoule en 2010 – et la fouille de Peau d'âne. Par un heureux hasard, 2012 fut aussi l'année où un archéologue américain a commencé à déterrer les décors des Dix Commandements de Cecil B DeMille, des pyramides et des sphinx gigantesques en plâtre. Mais en Europe, «c'est la première fois qu'on fouille un décor de cinéma.»

Le projet est si exotique qu'à l'heure de demander une autorisation de fouille à la direction régionale des affaires culturelles (Drac), raconte Olivier Weller, «je me suis fait bananer». La fouille quasi-contemporaine de Peau d'âne ne relevait pas du champ de l'archéologie, lui a-t-on dit. Elle ne pouvait donc être ni autorisée ni interdite par la Drac, qui s'est déclarée incompétente. Quant à trouver une subvention pour financer les travaux, même pas en rêve : en 2013, Olivier Weller a payé de sa poche. Puis «c'est chaque année un bricolage différent.» Cet été, une aide régionale a financé une petite expo et une brochure sur la fouille pour les Journées nationales de l'archéologie, mais en économisant, elle a aussi servi à héberger l'équipe et faire les courses alimentaires. Les fouilleuses, elles, sont bénévoles.

Une autre Histoire du cinéma

Mais elles s'éclatent, et tirent des leçons d'humilité sur le métier même d'archéologue : «là, explique Joëlle Rolland, on a les images du film et des témoignages, et on n'arrive toujours pas à localiser les limites de la cabane dans l'espace.» On sait qu'au moins deux murs étaient amovibles, pour donner le recul nécessaire à la caméra dans les plans d'intérieur. Mais où étaient-ils exactement ? On a identifié un «effet de paroi» là où une accumulation de verre bleu et de bouts de miroir semble s'arrêter brutalement le long d'une ligne imaginaire, mais elle ne correspond pas à l'emplacement supposé des murs. Y avait-il une autre barrière à côté de la cabane ? «Il y a aussi le problème du plan intérieur qu'on n'arrive pas à établir, énumère Joëlle Rolland, et avec quels matériaux était faite la toiture, à quoi servaient le plexiglas et le polystyrène qu'on a retrouvés… Même si le tournage est bien documenté, on a du mal à tout comprendre. Alors je remets en question mon point de vue sur les fouilles anciennes : finalement, ma cabane néolithique, qu'est-ce que j'y comprends vraiment ?»

En outre, ajoute Weller, l'équipe de Peau d'âne est en train de «constituer un référentiel sur des matériaux qu'on n'a encore jamais fouillé, qu'on ne connaît pas encore en archéologie. Les plastiques, les polystyrènes, les cartons, les mégots», dont le vieillissement est très mal connu. La croyance populaire veut qu'un mégot se décompose en deux ans. Mais dans le sol humide de la forêt, les filtres des cigarettes de l'été 1970 se portent encore très bien. Même des cartons ont tenu le coup !

Et puis, tout comme l'archéologie complète l'histoire du Moyen-Age en racontant la vie des petites gens, la fouille de Peau d'âne raconte une autre histoire du cinéma que celle des livres. Les intentions artistiques de Jacques Demy, le jeu des acteurs, on connaît par cœur. Mais la vie du tournage, la construction des décors et les bricolages improvisés pour s'adapter aux contraintes forestières ? «La mémoire d'un film sur un tournage, c'est la scripte, rappelle Olivier Weller. Et malheureusement, la scripte de Demy a jeté tous ses carnets.»

L'archéologue est interrompu par les fouilleuses : «Chef, dans quel sens tu veux qu'on coupe le poteau ?» Petit moment de réflexion, conclu d'un «ben, dans le bon sens !» Les filles repartent en rigolant vers la grande découverte de la saison 2016 : leur tout premier «trou de poteau». Elles l'ont reconnu à la couleur du sol : au milieu de l'argile ocre se détache une zone rectangulaire plus sombre, presque noire. C'est le «fantôme» du poteau, la bouillie du bois en décomposition. En creusant une trentaine de centimètres, on constate qu'il est large, descend très profond et renferme même des étais en métal et des cales en bois. Il devait être costaud. Tiendrait-on enfin le principal pilier sur lequel reposait tout le poids de la cabane ? D'autres sont peut-être cachés dans les 20 m² qui restent à fouiller l'an prochain. Puis il sera temps d'aller raser les fougères pour inspecter, un peu plus loin, le repaire de l'inoubliable Fée des Lilas. Coquillage géant en polystyrène et statues de plâtre attendent d'y livrer leurs secrets aux premiers archéologues du conte de fée.

(1) Un documentaire de Pierre-Oscar Lévy et Olivier Weller sur la fouille et le conte de fées, Peau d'âme, sortira en 2017.