On a confié le troisième épisode de la série «Raconte-moi ta thèse» à Tania Louis, jeune docteure en biologie qui a soutenu sa thèse en 2015 sur SAMHD1, une protéine encore méconnue qui protège nos cellules. Le sujet est pointu et souvent technique, mais Tania Louis n’est pas débutante dans cet exercice de vulgarisation : elle a participé à la finale régionale, dans le Languedoc-Roussillon, du concours «Ma thèse en 180 secondes».
Trente minutes valent mieux que trois pour faire le tour des mystères de SAMHD1, cette protéine que Tania Louis compare à Superman : dans son costume de superprotéine, elle protège les cellules contre l’infection par le virus du sida, mais elle a aussi un job quotidien consistant à surveiller leur bon fonctionnement, évitant ainsi, peut-être, le développement des cancers.
SAMHD1, protéine méconnue
«Comme souvent dans le monde de la recherche, mon sujet de thèse m'est tombé dessus un peu par hasard, par un concours de circonstances. J'étudiais la virologie fondamentale et j'ai fait mon stage de master 2 à l'Institut de génétique humaine, à Montpellier. C'est pendant mon stage, en 2011, que ce laboratoire a publié dans Nature une étude sur la protéine SAMHD1 et son rôle comme facteur de restriction du VIH-1. Ils ont montré qu'elle empêche l'infection de certaines cellules par le virus de l'immunodéficience humaine, le VIH-1. L'étude a fait grand bruit dans le domaine, tous les biologistes en parlaient. Le laboratoire a donc cherché un doctorant pour continuer le travail sur cette protéine nouvellement identifiée. J'étais sur place et le sujet m'intéressait : ça tombait bien.
«SAMHD1 était encore très méconnue quand j’ai commencé mon travail de thèse. On savait juste qu’il y a parfois une mutation du gène qui permet de produire cette protéine, entraînant une maladie chez le nouveau-né. Les symptômes ne sont pas du tout spécifiques, ce sont à peu près les mêmes qu’une infection virale… A ceci près que la maladie entraîne une mort rapide : les nourrissons ne vivent que quelques années.
Un rôle paradoxal face au VIH
«On savait aussi, grâce à cette étude publiée depuis Montpellier en 2011, que SAMHD1 empêche un certain type de cellules, les cellules dendritiques, d’êtres infectées par le virus VIH-1. Parmi toutes les cellules différentes qui composent notre système immunitaire, les cellules dendritiques sont les patrouilleuses, les sentinelles : elles se baladent dans le corps et disent "Attention, là, il y a un agent infectieux !". Elles le capturent, et l’amènent aux autres cellules immunitaires pour montrer à quoi ressemble l’ennemi : "Il est dangereux ! Si vous le croisez, il faut l’attaquer !"
«Il s’avère que le virus VIH-1 n’est pas capable d’infecter les cellules dendritiques. C’est notamment la présence de la protéine SAMHD1 qui le bloque. A cause d’elle, les cellules dendritiques ne peuvent pas montrer le virus aux autres cellules du système immunitaire, et le VIH-1 peut se cacher beaucoup plus facilement pour infecter un individu.
«Attention, tout cela n’est valable que pour le VIH-1. Car il existe deux grandes familles du virus de l’immunodéficience humaine. La famille de type 1, avec l’oncle, la tante, les petits-cousins et toutes ses variantes, est celle dont on parle le plus car elle est pandémique. La famille du VIH de type 2 est moins virulente, pour une raison qu’on ignore encore…
«Mais on a une piste. Car l’une des différences entre ces deux virus, c’est que le VIH-2 exprime une protéine supplémentaire, qui est capable de démonter SAMHD1. Ça nous a beaucoup intéressés au début de ma thèse. Cette protéine virale détruit SAMHD1, ce qui permet au VIH-2 de rentrer dans les cellules dendritiques, d’être baladé un peu partout devant les autres cellules du système immunitaire, et de limiter l’infection grâce à la riposte immunitaire qui se met en place. Dans mon laboratoire, on s’est dit : peut-être que cette protéine supplémentaire explique pourquoi le VIH-2 est beaucoup moins virulent !
«Pour résumer, on est dans une situation paradoxale. On ne sait pas si SAMHD1 a un rôle positif ou négatif contre le VIH-1 ! Au niveau cellulaire, il contrarie le virus puisqu’il empêche l’infection de certaines cellules, dont les dendritiques… Mais il est possible qu’en aidant le VIH à se dissimuler du système immunitaire, il facilite l’infection au niveau de l’organisme. C’est l’hypothèse dominante, mais elle est très difficile à démontrer expérimentalement, donc on n’a pas vraiment de certitude.
Fluorescence
«Pour tester si le VIH est capable d’infecter une cellule, c’est relativement simple. On travaille dans un laboratoire de confinement dit L3. Il y a un double sas à l’entrée, et on rentre avec une blouse et des surchaussures. C’est bien sécurisé parce qu’on manipule le virus VIH à l’intérieur. Entre autres, un VIH modifié que l’on sait fabriquer aujourd’hui, et qui rend phosphorescentes les cellules qu’il infecte. Il suffit donc de mettre le VIH sur les cellules qu’on étudie et de regarder quelle proportion devient phosphorescente. La vraie difficulté, c’est plutôt de réussir à mettre dans des boîtes les types de cellules qui nous intéressent, car certains sont très à l’aise dans notre organisme mais meurent à l’extérieur. Dans ce cas, il faut trouver des cellules qui ressemblent le plus possible à celles qui nous intéressent.
Le travail de tous les jours
«Ce que j’ai apporté de nouveau avec ma thèse, c’est l’étude des "fonctions cellulaires" de SAMHD1, c’est-à-dire son rôle au quotidien. Car du Sam – son petit surnom –, on en a dans toutes nos cellules en permanence, contrairement à beaucoup de protéines antivirales qui sont produites uniquement quand un virus arrive, en cas d’infection. J’ai donc essayé de comprendre ce que fabrique Sam en temps de paix. Cette protéine mène une double vie, un peu comme Superman : d’un côté elle joue la superhéroïne contre le VIH, et de l’autre elle fait son petit travail quotidien, comme Clark Kent.
«Son activité quotidienne a un lien avec notre ADN, qui est dynamique : il subit régulièrement des modifications dans nos cellules. D’une part, l’ADN doit être recopié à chaque fois que nos cellules se divisent en deux, pour en garder un exemplaire dans chaque cellule fille, et il peut il y avoir des erreurs au moment du recopiage. D’autre part, notre ADN est attaqué en permanence par des agents mutagènes – comme les ultraviolets du soleil, par exemple, qui causent des lésions.
«Donc pour gérer cet atelier de l’ADN, entre recopiage et réparation des dommages, il y a en permanence dans les cellules des protéines qui fabriquent des briques d’ADN – comme des briques de Lego – et d’autres qui les cassent. La quantité de Lego dans la cellule est hypercontrôlée. S’il y en a trop, ça ne va pas, et s’il n’y en a pas assez, ça ne va pas non plus. Il y a un équilibre précis.
«Or, quand on provoque volontairement des cassures d’ADN dans une cellule, on se rend compte que ça attire SAMHD1, comme on voit sur la photo ci-dessous avec la fluorescence : la protéine se concentre sur les lieux de cassure. On ne sait pas ce qu’elle y fabrique, on sait juste qu’elle est là. Elle joue vraisemblablement un rôle dans la réparation de l’ADN.
«Dans ma thèse, l'élément déclencheur d'une grande avancée s'est produit pendant une de ces réunions de mon laboratoire, où on discutait des résultats des uns et des autres pour échanger des idées. Ce jour-là, un autre doctorant de l'équipe a dit : "Mais puisque Sam casse les briques de l'ADN, il faudrait regarder s'il ne joue pas un rôle dans le recopiage de l'ADN et la multiplication des cellules". On s'est dit qu'on allait vérifier, ce n'est pas une expérience compliquée à faire.
Un gardien anticancer ?
«J’ai pris des cellules sans SAMHD1, et j’en ai ajouté dans certaines d’entre elles. Puis j’ai comparé la vitesse à laquelle elles se multipliaient… Et je me suis rendu compte qu’effectivement, elles se multiplient beaucoup moins vite quand elles contiennent du Sam. Là, ça devient très intéressant parce que notre protéine pourrait donc avoir un lien avec ces maladies où les cellules se mettent à se multiplier de façon anormale… Les cancers.
«Il s’avère que Sam contrôle la vitesse de multiplication des cellules quand il y est naturellement présent. Mais il disparaît de certaines cellules cancéreuses. Il est donc comme un gardien, avec un rôle régulateur, protecteur : quand il est absent, les briques d’ADN commencent vraisemblablement à s’accumuler, la multiplication des cellules s’accélère, et ça favorise le cancer.
«On ne peut pas simplement injecter SAMHD1 dans les cellules où elle a disparu pour les protéger du cancer : les protéines ont une durée de vie de quelques heures, ou quelques jours. Ça ne peut pas donner un traitement stable. Ce qui est possible en revanche, c’est de rajouter à l’ADN le gène qui permet de synthétiser ces protéines. Sur le plan théorique on pourrait ainsi installer une «usine à Sam» en ciblant les bonnes cellules. Mais c’est ce qu’on appelle la thérapie génique, et ce n’est pas très au point dans la pratique, sans parler des débats éthiques.
«On parle beaucoup de la technique Crispr-Cas9, qui permettrait théoriquement de faire des thérapies géniques plus efficaces avec moins d'effets secondaires. Mais les tests sur l'homme ne sont pas validés sur le plan éthique. L'exemple de thérapie génique le plus connu est celui sur les bébés-bulle – qui naissent sans système immunitaire et doivent vivre dans un milieu stérile pour ne pas choper le premier virus qui traîne. Les thérapies géniques pour les enfants-bulle ont été menées en France et elles marchent plutôt bien, mais elles induisent des cancers. Pas terrible comme effet secondaire… Il faut être très prudent avec la thérapie génique, parce que si l'on ouvre la porte à ces méthodes, on ne l'ouvre pas forcément qu'à des trucs bien. On n'est pas encore capables, à mon avis, de faire la part des choses entre les bénéfices de ces traitements, leurs conséquences néfastes qu'on n'a pas anticipées, et les mauvaises initiatives qui vont forcément arriver et qu'on laissera passer parce qu'elles ressemblent aux bonnes initiatives.
Ajuster les chimiothérapies
«Pour approfondir notre connaissance de SAMHD1, il faudrait maintenant comprendre pourquoi elle est absente de certaines cellules cancéreuses… D’autant plus que ça peut avoir des conséquences sur l’efficacité des traitements. Récemment, une étude a montré que les cellules sans SAMHD1 sont plus sensibles à certains traitements anticancéreux. Mais de mon côté, j’ai montré que ces cellules perdent toute sensibilité à d’autres traitements, qui deviennent inefficaces. Il serait donc utile de contrôler la présence ou l’absence de SAMHD1 avant d’administrer certaines chimiothérapies, pour savoir si ça en vaut la peine. Si ça se trouve, le traitement ne donnera rien d’autres que des effets secondaires par la simple absence de cette protéine dans les cellules visées.
«Au vu de mes résultats dans des boîtes en plastique en laboratoire, je suis convaincue qu’il vaudrait le coup de tester la présence de Sam dans des protocoles hospitaliers pour un type de cancer au moins : les leucémies lymphoïdes chroniques. C’est une idée difficile à faire passer, parce qu’à l’époque où j’ai fait ma thèse, la communauté scientifique faisait surtout le lien entre SAMHD1 et le VIH. Mais j’ai regardé les publications récentes sur le sujet, et on commence à s’intéresser aux relations entre Sam, le cancer et la chimiothérapie. J’espère que ça va se développer. Il va falloir faire de nombreuses études pour voir si mesurer la quantité de Sam a vraiment un intérêt thérapeutique à grande échelle chez les patients atteints de cancers.
«Beaucoup de protéines comme SAMHD1 ont un rôle encore mystérieux. On a repéré à peu près toutes celles présentes dans une cellule humaine, grâce aux séquençages et aux analyses de génome, mais on ne connaît parfois que leur séquence (l’ordre des acides aminés qui les constituent, comme un collier de perles). C’est comme si on se trouvait dans une grande bibliothèque et qu’on avait seulement lu le titre de chaque livre. On ignore ce qu’il y a derrière, on ne sait pas ce qu’elles font. Ou alors on leur connaît un rôle mais elles ont peut-être dix autres activités en parallèle dont on n’a aucune idée.
«Mais un des grands problèmes en biologie aujourd’hui, c’est le manque d’informaticiens. Quand on utilise des cellules pour regarder, par exemple, quelles protéines sont plus ou moins exprimées dans des conditions différentes, on produit une énorme quantité de données. Mais les biologistes ne sont pas formés pour les traiter, déterminer si telle augmentation de protéine est significative ou si c’est juste une variation du bruit de fond. On n’a ni le temps ni les moyens humains et financiers de tout analyser. Je pense qu’il va finir par arriver une ère où les biologistes vont se calmer sur la production de données et où il faudra commencer à analyser tout ce qu’on accumule depuis dix à quinze ans. On est en plein boom du big data biologique.»
Tania Louis a préparé sa thèse au sein de l'Institut de génétique humaine, qui dépend du CNRS et de l'université de Montpellier. Elle se consacre aujourd'hui à la médiation scientifique, notamment avec le groupe Traces et sur sa chaîne YouTube «Biologie Tout Compris», où elle publie régulièrement des vidéos pédagogiques. Elle a aussi coorganisé récemment le festival Vidéosciences à Paris, participé à la fête de la science pendant quatre ans et monté une pièce de théâtre avec des chercheurs, Galilée 2.0.
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