Ce n’est pas passé loin… Lundi matin, un satellite météo de l’agence spatiale européenne (ESA) a dû réaliser une manœuvre d’évitement pour ne pas percuter un petit satellite de SpaceX, l’entreprise privée américaine qui casse les coûts du spatial avec ses fusées réutilisables. Ce type d’urgence est encore rare, mais au rythme auquel SpaceX envahit l’orbite terrestre, il pourrait devenir de plus en plus fréquent. Comment en est-on arrivé là ?
ADM-Aeolus est un satellite européen d'observation de l'atmosphère terrestre, lancé en août 2018 et dont la mission devrait durer trois ans. Starlink 44 est un petit soldat parmi l'armée de soixante satellites SpaceX lancés en mai 2019. Ils ont pour but de créer un vaste réseau de télécommunications capable de fournir un internet à haut débit dans le monde entier. Ces soixante «satcoms» ne sont que les précurseurs : le réseau Starlink devrait bientôt compter 1 600 satellites, puis 4 400, et à terme 12 000, au milieu des années 2020. C'est ce qu'on appelle une «méga-constellation»… et le projet est très controversé. Il n'y a à l'heure actuelle «que» 5 000 satellites en orbite terrestre. SpaceX triplerait ce nombre à lui seul, avec tous les problèmes d'encombrement et de pollution que cela implique.
Mise en orbite des soixante premiers satellites Starlink de SpaceX, en mai 2019. (Photo SpaceX)
Et les problèmes commencent déjà. Starlink 44 a été surpris en train de filer tout droit vers Aeolus. L'armée américaine, qui surveille la trajectoire des satellites, a alerté l'ESA et SpaceX : le risque de collision était d'une chance sur mille – bien au-delà du seuil d'alerte défini par l'ESA pour lancer une manœuvre d'évitement. SpaceX a bien reçu le message mais n'a rien fait pour dévier son satellite, déplore Holger Krag, qui dirige le bureau des débris spatiaux à l'ESA : «Nous avons informé SpaceX, qui a répondu et dit qu'il ne comptait pas réagir. Au moins, on savait désormais sur qui ça retombait.»
L'agence spatiale européenne a donc déclenché sa manœuvre d'évitement, apparemment agacée de devoir prendre cette responsabilité, comme elle l'a clamé sur Twitter et annoncé sur son site : «Pour la toute première fois, l'ESA a dû effectuer une manœuvre d'évitement de collision pour protéger l'un de ses satellites d'une collision avec une méga-constellation. Aeolus a allumé ses moteurs et dévié sa course pour éviter un satellite de SpaceX de la constellation Starlink.» Etait-ce vraiment la peine de s'en plaindre publiquement ? Matt Desch, le patron d'Iridium, une constellation de 75 satellites, a ricané : «Hmm. On déplace nos satellites une fois par semaine en moyenne et on ne sort pas un communiqué de presse pour commenter toutes nos manœuvres.»
Vue du satellite européen Aeolus observant un cyclone. (Image ESA/ATG medialab)
L'agence européenne était peut-être vexée d'avoir dû se charger de l'évitement – ce qui consomme du précieux carburant et peut écourter la durée de vie du satellite – alors que son Aeolus est bien installé sur une orbite de 320 kilomètres, qu'il occupe depuis un an. Starlink 44 n'a débarqué qu'en mai dans sa cour de récré : au lieu de rester sagement à 550 kilomètres comme ses petits camarades de Starlink, il est descendu plus bas (entre 311 et 345 km) sur ordre de SpaceX pour tester ses systèmes de propulsion et les processus de désorbitation. En cas de risque de collision, qui doit céder le passage ? Priorité au premier arrivé ? Priorité à droite ? «Il n'y a pas de telles règles dans l'espace, rappelle Holger Krag à Forbes. Personne n'a rien fait de mal et l'espace est à la disposition de tout le monde. À chaque orbite on peut rencontrer d'autres objets.» Le plus souvent, il s'agit de débris de satellites, qui constituent 90% des objets suivis en orbite. L'ESA a procédé à vingt-huit manœuvres d'évitement de débris en 2018. Mais aucune pour contourner des satellites fonctionnels, rarement croisés.
Avec les projets de méga-constellations comme Starlink ou Oneweb, l'orbite basse va découvrir les embouteillages et les risques d'accident vont se faire plus nombreux. L'heure est peut-être venue d'écrire un Code de la route spatial… Ou au moins d'améliorer le pilotage automatique des satellites et la gestion des risques de collision. «L'évitement "manuel" des collisions comme on le fait aujourd'hui va devenir impossible», craint l'ESA, qui compte sur l'intelligence artificielle pour automatiser le processus.
As the number of satellites in orbit increases, due to 'mega constellations' such as #Starlink comprising hundreds or even thousands of satellites, today's 'manual' collision avoidance process will become impossible... pic.twitter.com/maeErKhBjr
— ESA Operations (@esaoperations) September 2, 2019
De son côté, l'entreprise SpaceX se défend en prétendant qu'elle n'avait pas reçu le bon message d'alerte à cause d'un bug : «Notre équipe a échangé avec l'équipe d'Aeolus le 28 août, quand la probabilité de collision n'était que d'une chance sur 50 000, bien loin du seuil d'alerte, explique-t-elle à Forbes. À ce moment, l'ESA et SpaceX avaient tous deux estimé qu'une manœuvre n'était pas nécessaire. Puis l'armée de l'air américaine a mis à jour son estimation à plus d'une chance sur 10 000, mais un bug dans notre système de surveillance a empêché l'opérateur Starlink de voir la suite de cette correspondance sur cette hausse de probabilité. SpaceX enquête sur la question et prendra les mesures nécessaires pour corriger le problème. Si l'opérateur Starlink avait vu le message, on se serait coordonnés avec l'ESA pour déterminer la meilleure approche, une manœuvre de leur côté ou du nôtre.»
L’essentiel est que tout se soit bien fini. La manœuvre de l’ESA a été effectuée une demi-orbite avant la collision potentielle, et Aeolus a ensuite contacté la Terre comme à son habitude pour envoyer ses données scientifiques, signalant par là qu’il se portait comme un charme. Krag et son équipe disent espérer que SpaceX se montrera plus vigilant à l’avenir, et mettra en place des règles strictes quand la constellation Starlink s’agrandira : «Ce que je souhaite, c’est que le trafic spatial soit organisé. On doit savoir, dans de telles situations, qui doit réagir. Et bien sûr automatiser le système. Quand on aura 10 000 satellites dans l’espace, on ne pourra pas continuer à fonctionner avec des opérateurs qui s’écrivent des e-mails pour décider quoi faire. Ce n’est pas comme ça que j’imagine l’astronautique moderne.»