Plus on apprend à connaître l’homme de Néandertal, et plus on s’étonne de son intelligence et de son raffinement. Cela va faire deux siècles que notre vieux cousin (apparu il y a environ 400 000 ans et disparu il y a 30 000 ans) se trimballe une image d’homme préhistorique rustre, sans doute depuis qu’on a découvert son apparence physique avec des restes de son crâne et de son squelette au milieu du XIXe siècle. Néandertal est costaud et trapu, avec une grosse arcade sourcilière et un front fuyant. Oui, mais Néandertal peint des animaux dans les grottes. Il enterre ses morts. Peut-être même qu’il joue de la flûte. Et il fabrique une colle hypersophistiquée.
Décryptage
Une équipe internationale de chercheurs l’a découvert en ressortant des tiroirs cinq outils en pierre encore tachés de substance adhésive. Trouvés au Moustier, un site préhistorique en Dordogne connu depuis 1860, ils sont attribués à l’homme de Néandertal et ont été fabriqués entre 40 000 et 120 000 ans avant notre ère. Mais, noyés dans la masse des outils retrouvés au Moustier, ils n’avaient encore jamais été examinés en détail. C’est lors d’une revue interne de la collection qu’ils ont été repérés, et qu’on a enfin compris leur intérêt scientifique. «Les objets étaient emballés individuellement et intouchés depuis les années 60. Les restes des substances organiques adhésives ont donc été très bien préservés», explique Ewa Dutkiewicz, archéologue à l’université de Tübingen en Allemagne, qui a codirigé l’étude parue fin février dans Science Advances.
Une sorte de pâte à modeler
Sur ces cinq éclats de pierre, on voit des traces de colorant rouge et jaune sur les flancs. Et sur quatre des cinq outils, on retrouve aussi un résidu noir, brillant et parfois épais. «Les taches rouges et jaunes étaient restreintes à une portion seulement des outils, formant un effet de barrière qui sépare la partie tachée de la partie propre», décrivent les archéologues dans leur étude. Ils en ont déduit que la moitié tachée de la pierre était auparavant recouverte d’un étui protecteur pour une prise en main plus facile, alors que la moitié propre était la partie utile de l’outil, tranchante, qui servait à découper ou tailler. «Ces découvertes alimentent l’hypothèse que les artefacts du Moustier faisaient partie d’outils composites. Ils étaient assemblés en les collant à un manche ou à une poignée avec de l’adhésif, ou, de manière alternative comme d’autres exemples archéologiques néandertaliens le montrent, l’adhésif était moulé sur les outils et servait de manche par lui-même.»
En fait, il semble que les Néandertaliens du Moustier aient mis au point la recette d’une sorte de pâte à modeler dont ils enrobaient la partie basse de leurs outils tranchants. Les chercheurs de l’université de Tübingen accompagnés de ceux de l’université de Strasbourg et de l’université de New York se sont mis à l’archéologie expérimentale pour tester leur hypothèse. Ils ont essayé de fabriquer cette pâte collante avec les matériaux et les moyens dont disposait Néandertal : en l’occurrence, on est certain que les pigments trouvés au Moustier sont de l’ocre – une poussière de roche jaune ou rouge. Le résidu noir semble être du bitume naturel. Mais dans quelles proportions ?
«Une masse malléable»
Patrick Schmidt, préhistorien de Tübingen et codirecteur de l’étude, raconte avoir été «surpris de constater que l’ocre comptait pour plus de 50 % dans la composition de l’adhésif, parce que le bitume séché à l’air perd ses propriétés adhésives quand on ajoute de telles quantités d’ocre». Il a fallu tester d’autres façons de faire. «C’était différent quand on a utilisé du bitume liquide, qui n’est pas vraiment adapté pour faire de la colle. Mais si on y ajoute 55 % d’ocre, il forme une masse malléable.» Bingo. La pâte ainsi recréée au XXIe siècle est épaisse, suffisamment collante pour rester bien fixée autour de la pierre, mais elle ne colle pas à la peau de la main qui tient l’outil.
Un autre indice permet de penser que c’est bien ainsi que les Néandertaliens se servaient de leur éclat de pierre : en les regardant au microscope, les cinq fragments étudiés présentent deux sortes d’usure assez différentes. L’une est l’érosion classique subie par une pierre qui sert d’outil, en se frottant à d’autres matériaux. L’autre forme d’usure est comme «un lustrage brillant réparti sur toute la surface de la partie qu’on présume enfermée dans la poignée de l’outil, et qui n’est pas présente ailleurs sur la pierre. Nous l’interprétons comme le résultat d’une abrasion de l’ocre due au mouvement de l’outil à l’intérieur de sa poignée», explique Radu Iovita, paléoanthropologue à l’université de New York et coauteur de l’étude.
De la colle forte pour assembler des outils
Outre la satisfaction d’avoir compris comment étaient fabriqués et utilisés ces outils, l’étude met en lumière le talent de Néandertal. «Les adhésifs utilisés dans les outils multicomposants sont parmi les meilleures preuves matérielles de l’évolution culturelle et des processus cognitifs des premiers humains», rappelle l’étude. Des recettes à base d’ocre et de matière gluante étaient déjà connues chez les premiers Homo sapiens d’Afrique, qui en faisaient de la colle forte pour assembler des outils. Mais on ne connaissait pas encore la «touche néandertalienne», comme l’appelle Radu Iovita, consistant à gonfler les proportions d’ocre. «Les quantités sont si grandes qu’elles baissent la performance de l’adhésif. […] Mais quand l’adhésif à forte teneur en ocre sert lui-même de poignée sur des outils de découpe – un comportement connu chez Néandertal –, il présente un vrai bénéfice en améliorant la solidité et la rigidité», résume l’étude.
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Pour Patrick Schmidt, «ce que montrent nos travaux, c’est que les premiers Homo sapiens en Afrique et les hommes de Néandertal en Europe avaient des schémas de pensée similaires. Leurs technologies d’adhésif ont la même importance dans notre compréhension de l’évolution humaine».