La scène a quelque chose d’épique. Une omoplate d’un mètre sur deux, pesant 1,6 tonne, s’envole lentement, suspendue dans le ciel charentais à un bras télescopique. Un chapeau vissé sur la tête, Jean-François Tournepiche, paléontologue et ancien conservateur en chef au musée d’Angoulême, retient son souffle ce lundi 28 juillet. «D’habitude, on évite de faire venir la presse car les os sont fragiles, tout peut arriver», glisse-t-il les yeux rivés sur le fossile. Avec toutes les précautions du monde, l’engin réussit sa manœuvre. Un soulagement pour l’équipe – constituée de chercheurs, étudiants et amateurs – aussi lessivée qu’émue par les trois semaines de fouilles intensives.
La découverte est «exceptionnelle», assure le spécialiste. L’os, vieux de 140 millions d’années, appartient à une nouvelle espèce de sauropode – «pied de lézard» en grec – proche du Camarasaurus, un dinosaure dont on ne connaît de squelettes entiers qu’aux Etats-Unis. L’animal, herbivore, sorte de cousin du diplodocus, devait mesurer près de 20 mètres de long pour plusieurs dizaines de tonnes. Un beau bébé qui a vécu à la charnière entre le Jurassique et le Crétacé.
A Angeac-Charente, une petite bourgade d’à peine 300 habitants nichée dans une vallée couverte de vignes et ponctuée de sablières, on commence à s’habituer à ces surprenantes trouvailles chargées d’histoire. Les géants y refont surface depuis 2010, au rythme des campagnes de fouilles estivales. A l’aide de pioches, de truelles, de couteaux à huîtres ou d’outils de dentistes, pour plus de minutie, environ 120 000 fragments osseux ont été sortis de leur lit argileux, à environ 2,5 mètres sous terre. 9 000 ont été inventoriés en raison de leur pertinence scientifique.
«Comme un puzzle géant»
Cette année, la seizième expédition a une saveur particulière. Dès les premiers jours, les paléontologues ont découvert des mâchoires, des vertèbres, des os du bassin et des dents de dinosaure, des morceaux de tortues, des coprolithes de crocodiles (comprendre des excréments fossilisés) … «Et maintenant, cette omoplate. Sa conservation est incroyable ! La plupart du temps, on la trouve incomplète ou cassée», note Ronan Allain, responsable scientifique des fouilles et chargé de conservation au Muséum national d’histoire naturelle. «Tout cet historique fait du site l’un des plus fouillés au monde, ce n’est pas rien», assure-t-il.
«Quand Anaëlle [jeune paléontologue tout juste diplômée, ndlr] a commencé à la découvrir, tout le monde s’est arrêté pour regarder, rembobine Clémentine Tetaert, une bénévole dans la vingtaine, étudiante en paléontologie. C’était hyperexcitant. Plus elle avançait, plus on voyait que c’était gros. Pour vous dire, il a fallu trois jours pour en dégager la surface.» L’os appartient au même sauropode qui avait commencé à être mis au jour fin 2024. «C’est comme un puzzle géant et complexe. A la manière d’un Sherlock Holmes du passé, on reconstitue l’histoire, s’enthousiasme Jean-François Tournepiche. Maintenant, on a quasiment tout le dos. Il est possible que le squelette entier soit là, sous nos pieds ! On est beaucoup à en rêver.»
Pour en avoir la certitude, il leur faudra encore être patients. La prochaine campagne s’ouvrira durant l’été 2026. D’ici là, les différentes trouvailles, enrobées de filasse trempée dans du plâtre pour former une coque solide, iront rejoindre des locaux sécurisés avant d’être réparties entre Angoulême et le muséum d’histoire naturelle de Paris, où elles seront préparées et étudiées pendant plusieurs mois, voire des années. A terme, tout reviendra en Charente afin d’y être exposé.
«Requins d’eau douce et reptiles volants»
Dans l’immense trou creusé au milieu de la carrière, une empreinte de pas de dinosaure se dessine clairement, comme figée dans le temps. Il faut prendre la mesure de ce que l’on voit. Au vu des traces retrouvées, les spécialistes savent désormais que le lieu grouillait de dinosaures il y a 140 millions d’années. «A la place d’Angeac, imaginez une zone humide, presque tropicale avec une eau à 28 degrés qui ressemblait un peu aux bayous du sud des Etats-Unis avec de l’eau partout, des crocodiles, des tortues, des requins d’eau douce, des reptiles volants et des arbres qui tutoient le ciel, énumère Jean-François Tournepiche, fasciné.
«C’est extraordinaire d’avoir ça chez nous !» s’exclame Emmanuel Rivière, un sexagénaire féru d’histoire. L’aventure lui a tellement plu que ce vigneron du coin vient depuis 2010 aider les équipes. «Au début, je portais les seaux remplis de gravats. En 2013, je suis monté en grade, on m’a tendu une truelle et on m’a dit : “Tu peux aller fouiller”, se souvient-il. Une journée magnifique, j’étais heureux.»
De telles découvertes n’auraient pas été possibles sans le bon vouloir des carriers, insistent les chercheurs : «A la différence de l’archéologie, la paléontologie n’est pas protégée par la loi. Pour entamer des fouilles, il faut l’accord des propriétaires des terrains. Leur aide a été très précieuse.» Benoit Audoin, responsable de la carrière avec son frère Vincent, explique avoir simplement rempli son «devoir de citoyen» en cédant une partie de ses terres. «C’est une fierté de voir l’histoire locale mise en avant. Quand ils en ont besoin, je participe matériellement avec des engins de levage. C’est valorisant pour notre profession.»
«Un cliché instantané de l’époque»
Chaque été, les agences de tourisme du département en profitent elles aussi pour organiser des visites. Les places partent généralement en quelques jours. «Ceux qui ont loupé le coche peuvent se rattraper avec les dessins du talentueux auteur de BD Pierre Lavaud, alias Mazan, recommande Jean-François Tournepiche. Le dessinateur nous suit depuis le début et retrace toute notre aventure en images pour la postérité !»
A Angeac, même les troncs d’arbres fossiles dépassent les dix mètres, souligne la paléobotaniste Léa De Brito. La flore, aussi ancienne que les os, en dit presque autant sur le monde disparu. «Il faut dire que le site est d’une grande richesse. Tous les animaux retrouvés ici sont contemporains, c’est très rare. Les fouilles nous donnent un cliché instantané de l’époque», fait valoir Jean Goedert, 34 ans, un chercheur en paléontologie. C’est ici même, en 2010, que les scientifiques ont déterré les restes d’un turiasaure, un spécimen sans équivalent par sa taille sur le continent. «Eh oui, le plus grand dinosaure d’Europe est charentais», résume Jean-François Tournepiche, hilare. Loin des fictions hollywoodiennes, ce Jurassic Park charentais n’a pas encore livré tous ses secrets.