L’art de la fraude fiscale, version IIe siècle après J.-C. Un papyrus, découvert il y a plusieurs décennies dans le désert de Judée, entre l’actuelle Cisjordanie et Israël, révèle la stratégie élaborée par deux hommes pour échapper à l’impôt de l’Empire romain, voilà 1 900 ans. Le manuscrit de 133 lignes, rédigé en grec ancien, a été récemment déchiffré par quatre archéologues et papyrologues autrichiens et israéliens, et leurs conclusions publiées dans la revue d’antiquité Tyche de l’université de Vienne, rapporte le New York Times. Selon la note antique, le stratagème d’évasion fiscale impliquait la falsification de documents, la vente fictive et l’affranchissement d’esclaves afin de ne pas être soumis aux taxes romaines, dans ces provinces reculées de la Judée.
Récit
Ce bout de papyrus en lambeaux contient en réalité le compte rendu d’un procès. Et plus précisément les notes d’un procureur ainsi qu’un résumé d’audience judiciaire qui se serait déroulé sous le règne de l’empereur Hadrien, entre 130 et 132 de l’ère commune. Les deux accusés, nommés Gadalias et Saulos, étaient poursuivis pour faux, fraude fiscale et vente fictive d’esclaves – des délits particulièrement graves dans le droit romain, avec des sanctions allant de l’amende à l’exil permanent, en passant par les travaux forcés voire, dans le pire des cas, à la damnatio ad bestias, une méthode d’exécution publique où les condamnés étaient dévorés par des animaux sauvages.
Disparition administrative
Leur combine reposait sur une faille administrative : Saulos, le cerveau présumé de l’affaire, déclarait la vente de plusieurs esclaves à un complice habitant la province voisine d’Arabie. Gadalias, fils d’un notaire proche de l’élite administrative locale, falsifiait les actes de vente et autres contrats. En étant vendus, les esclaves disparaissaient administrativement des biens de Saulos. Le complice d’Arabie, lui, ne les déclarait pas non plus, permettant ainsi l’affranchissement et le retour à la liberté des esclaves, en plus d’éviter toute taxe. «Ainsi, sur le papier, les esclaves ont disparu en Judée mais n’ont jamais atteint l’Arabie, devenant invisibles aux yeux des administrateurs romains, a souligné auprès du New York Times l’autrice principale de l’étude, Anna Dolganov. Désormais, tous les impôts sur ces esclaves pouvaient être évités.»
Mais le subterfuge n’a pas tenu face à l’Empire, qui disposait de systèmes sophistiqués pour consigner les propriétaires d’esclaves et en collecter les taxes, s’élevant à 4 % sur les ventes et à 5 % sur les affranchissements. «Pour libérer un esclave dans l’Empire, il fallait présenter des justificatifs de propriété actuels et passés, qui devaient être officiellement enregistrés, précise Anna Dolganov. Si des documents manquaient ou semblaient suspects, les administrateurs romains menaient une enquête.» D’après le papyrus, un informateur aurait en plus averti les autorités romaines – peut-être Saulos en personne, en dénonçant son complice d’Arabie, afin de se protéger. Lors de leur procès, les deux hommes se sont justifiés comme ils ont pu : Saulos en affirmant que c’est son complice qui n’avait pas déclaré l’affranchissement des esclaves, et Gadalias en imputant les faux contrats à son père, mort.
Découverte
Malgré les nombreuses précisions consignées sur ce précieux papier, plusieurs zones d’ombre subsistent. Aucune indication n’est fournie sur leurs motivations. «Pourquoi ces hommes ont-ils pris le risque d’affranchir un esclave sans papiers valides ?» s’interroge l’archéologue autrichienne. Peut-être y avait-il un profit à tirer de la capture de personnes (voire de participants consentants si on pousse la combine encore plus loin), à les faire entrer dans l’Empire, puis à les «libérer» pour devenir des Romains libres. Peut-être étaient-ils des trafiquants d’être humains – bien que ces scenarios soient purement spéculatifs. Une autre hypothèse avancée par les chercheurs profère une aura bien plus noble aux fraudeurs : en simulant la vente d’esclaves puis en les libérant, Gadalias et Saulos auraient-ils accompli un devoir biblique juif ?
Verdict ?
Dernière frustration apportée par le manuscrit : on ignore le verdict final du procès. «Si le juge romain était convaincu qu’il s’agissait de criminels endurcis et que leur exécution s’imposait, Gadalias, en tant que membre de l’élite civique locale, aurait peut-être reçu une mort plus clémente, par décapitation», tente Anna Dolganov. Qui sait ce qui est arrivé à Saulos… Et la chercheuse de concéder : «Presque tout vaut mieux que d’être dévoré par des léopards.»