Les hommes ont plus confiance en la technologie – et notamment en l’intelligence artificielle – que les femmes. Les jeunes adultes sont plus optimistes et enthousiastes que leurs aînés. Mais personne n’est dupe pour autant et les Français ont du recul sur les promesses et les limites des nouvelles technologies. Voilà, en vrac, les conclusions qu’on peut tirer d’une grande étude menée par Universcience, l’organisme public qui englobe le Palais de la découverte et la Cité des sciences et de l’industrie.
En tant que spécialiste de la communication scientifique et médiateur situé exactement à mi-chemin entre les chercheurs et le grand public, Universcience s’est saisi pour la première fois il y a trois ans de la question du rapport qu’entretiennent les Français à la science, aux scientifiques et aux technologies. Il faut se replonger dans le contexte : nous sommes en 2021, en pleine crise sanitaire du Covid. On essaye de comprendre comment s’est propagée cette maladie sortie de nulle part qui bouleverse nos vies. On subit confinements, couvre-feux et nouvelles règles de vie en société imposées par le gouvernement. On voit arriver un vaccin développé en un clin d’œil. Tout le monde est secoué ; certains sont méfiants, voire crient au complot. «L’information est partout, abondante et dérégulée. Sur les réseaux sociaux mais aussi dans les médias où s’affrontent des paroles savantes et non savantes de manière très horizontale. Alors qui croire, à qui faire confiance ?» interroge Bruno Maquart, président d’Universcience. Pour prendre le pouls de la population, l’institution a donc organisé un «baromètre de l’esprit critique» sous forme de sondage géant, précis et fouillé, en février 2022, auprès de plusieurs milliers de personnes.
L’initiative a été répétée en 2023 avec un focus sur la question du changement climatique. Cette année, c’est l’intelligence artificielle qui est au cœur du sondage. «C’est une mine d’informations, très utiles pour tous, pour les professionnels de la culture scientifique que nous sommes, mais aussi ceux de l’éducation aux médias, et toutes celles et ceux qui s’intéressent à mieux comprendre le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui», se félicite Bruno Maquart en présentant les résultats de cette troisième édition, jeudi 21 mars à la Cité des sciences à Paris. Le rapport complet est téléchargeable sur le site d’Universcience (ici en PDF).
Une «entrée en force» pour l’IA
Ce sujet semble passionner les Français. Le baromètre révèle qu’un an à peine après qu’on a commencé à évoquer massivement d’intelligence artificielle dans les médias français, 65 % de la population en a déjà entendu parler et 23 % a déjà utilisé une IA générative. C’est-à-dire un agent conversationnel comme ChatGPT, qui répond aux questions, fait des recherches, rédige ou traduit des textes, bref génère du contenu textuel à partir de requêtes rédigées en langage naturel par les internautes. Ou bien un logiciel comme Dall-E, qui crée des images de toutes pièces selon les instructions qu’on lui donne. «On parle de technologies qui ont un an» au moment du sondage, rappelle Romain Pigenel, directeur du développement des publics et de la communication à Universcience, «donc c’est une entrée en force pour ces nouvelles technologies». Les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées (CSP +) sont les plus connaisseuses et utilisatrices de l’IA. Les hommes sont aussi nettement plus branchés IA que les femmes, et l’âge compte : plus on est jeune, plus on connaît et consomme les IA génératives. Notamment pour traduire et générer des textes. Y compris les devoirs ?
Attention à ne pas conclure trop vite que le monde court à sa perte maintenant qu’on délègue nos travaux aux machines. Les gens «ne sont pas pour autant dépourvus d’esprit critique ou de prudence, puisque, quand on leur demande s’ils vérifient les résultats des IA en les comparant avec d’autres sources d’information, 80 % disent oui. Et quasiment 78 % se demandent si les résultats obtenus sont fiables», note Romain Pigenel. Rendez-vous l’an prochain pour mesurer «si l’usage de l’IA s’impose ou si c’était un effet de mode».
Confiance dans la science, méfiance envers les politiques
Plus généralement, l’essor des intelligences artificielles est accueilli avec un subtil mélange d’optimisme et de prudence. Les répondants ont plutôt confiance dans l’IA quand on lui demande d’analyser des quantités importantes de données ou de trouver des informations. Mais ils ne confieraient pas à la machine des tâches ayant une conséquence sur la vie d’êtres humains, comme rendre des décisions de justice, piloter un avion ou conduire une voiture. «Pour poser un diagnostic médical, les répondants font confiance à 41 % à l’IA, mais, pour prescrire un traitement, ça descend à 33 %, relève Romain Pigenel. Plus il y a des questions de responsabilités voire de risque vital, plus la confiance décroît.»
Ça tombe bien, personne n’a envie de laisser des algorithmes prendre des décisions sans qu’ils soient strictement encadrés. Mais qui doit organiser cet encadrement ? Quelle autorité est compétente pour évaluer les risques et bénéfices de déployer des IA là où travaillaient avant des humains ? Bonne surprise : les Français ont confiance dans la science. A la question : «A qui faites-vous confiance pour évaluer les risques et les bienfaits associés au développement de l’IA ?» ils choisissent les scientifiques et les chercheurs à 68 %. Les journalistes scientifiques sont jugés compétents eux aussi, à 59 %. Les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), qui y trouvent un intérêt financier, ont la confiance de 29 % des répondants. Ce n’est pas beaucoup… Mais c’est toujours beaucoup plus que les élus et représentants politiques, qui plafonnent à 22 % de confiance de la part de la population. Les élus sont jugés incompétents. Exactement comme l’an dernier sur la question du climat, et en 2022 sur le Covid.
«Les Français sont capables de critiquer leurs sources d’information»
«Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que les Français sont raisonnables, commentait jeudi le sociologue Michel Wieviorka, directeur d’études à l’EHESS et membre du comité scientifique qui pilote ce baromètre de l’esprit critique. Ils aiment être informés, réfléchir, débattre, mais ils sont capables de critiquer leurs sources d’information et de les hiérarchiser. Les réseaux sociaux prennent moins d’importance dans leurs sources d’information. J’ai été intéressé aussi de voir que les Français ne passent pas de l’esprit critique à hypercritique, c’est-à-dire le doute, le soupçon. Ça existe, bien sûr, mais ça n’est jamais poussé trop loin.»
Voilà de quoi être optimiste. D’autant plus que la jeune génération semble promettre de continuer à utiliser son cerveau et tout le recul nécessaire face aux changements sociétaux. Universcience s’est penché en particulier sur les réponses de la tranche 18-24 ans par rapport aux répondants plus âgés : «C’est quelque chose qu’on fait depuis l’an dernier pour répondre à d’autres études, assez pessimistes voire catastrophistes, sur les jeunes et la science ou la technologie, explique Romain Pigenel. Ce qui ressort, c’est que, sur tous les domaines d’activité qu’on a interrogés, les jeunes sont systématiquement plus enthousiastes. Sur la question des changements apportés par l’IA dans différents secteurs d’activité par exemple, ils voient nettement plus d’avantages que la population générale.» Et les jeunes sont 34 % à penser possible qu’une IA reçoive un jour un prix Nobel, contre 24 % de l’ensemble des Français.
Différence des centres d’intérêt selon le genre
Plus inquiétant est l’écart entre l’enthousiasme (relatif) des hommes et le désintérêt (relatif) des femmes pour les technologies, qui se constate dans presque tous les domaines de ce baromètre de l’esprit critique. Une question du sondage en particulier permet de mieux cerner la différence des centres d’intérêt selon le genre : les hommes disent s’informer bien plus régulièrement que les femmes sur l’astronomie, l’audiovisuel (photo, vidéo…), l’économie, le numérique et l’IA. Les femmes s’informent plus que les hommes sur les animaux, la botanique et la santé.
«C’est très important de ne pas tirer de conclusions trop rapides sur ces résultats. Evidemment, ces différences ne s’expliquent pas parce qu’elles sont des femmes, mais parce qu’elles ont eu un parcours de vie qui les a progressivement éloignées de ces sujets», rappelle Matteo Merzagora, directeur de la médiation scientifique et de l’éducation à Universcience. Les personnes «qui n’ont pas fait certaines études ou eu certains parcours» leur donnant le goût de l’économie et de l’astronomie, par exemple, «se trouvent être des femmes». On sait ce qu’il reste à faire : pousser les sciences «dures» vers les filles, leur donner le goût et l’amour de la technique et des technos, que ce soit à l’école et dans les activités extrascolaires, dans les jouets, les habits et les idées qu’on propose aux enfants dès le plus jeune âge.
Emiliano Grossman, professeur associé à Sciences-Po et également membre du comité scientifique du baromètre, soulève «un point qui [l]’a surpris : les sciences humaines et sociales apparaissent aux Français comme plus à même de nourrir l’esprit critique que les sciences dites dures. Ce n’est pas complètement étonnant parce qu’au lycée, à l’école, on discute et on remet plus en question les textes et leurs auteurs en cours de français qu’en chimie. Mais je trouve ça un peu problématique, car ça témoigne d’une vision des sciences erronée». Les sciences exactes et leur méthodologie doivent aussi être selon lui discutées. Emiliano Grossman insiste sur l’importance de l’image que charrient les sciences «dures» et les sciences humaines, notamment auprès des garçons et des filles, car cette image «structure ce dont les gens ont envie, la manière dont ils se projettent dans l’avenir et les études qu’ils vont choisir».