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Mammifères

Des similarités entre la ménopause des humaines… et des cétacés

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Dans une étude publiée cette semaine dans «Nature», des biologistes britanniques font état d’une «histoire convergente» entre Homo Sapiens et cinq espèces de cétacés, également concernées par l’arrêt du cycle ovarien, rare chez les mammifères.
Une orque et son petit. «Ces espèces ont une structure sociale dans laquelle les femelles passent leur vie en contact étroit avec leurs enfants et leurs petits-enfants», selon Darren Croft, coauteur de l'étude parue dans la revue «Nature». (David Ellifrit. Center for Whale Research)
publié le 13 mars 2024 à 17h00

A quoi sert la ménopause ? C’est une drôle de question, que peu de personnes se posent. On constate que le cycle ovarien des femmes s’arrête autour de 50 ans, et on sait désormais bien décrire comment se déroule cet arrêt, de manière progressive avec des variations d’hormones… Mais pourquoi ? Pourquoi les femmes ne sont-elles pas fertiles toute leur vie, comme la quasi-totalité des mammifères ? Pour espérer comprendre cette particularité humaine, l’une des pistes est de nous comparer aux rares autres espèces animales concernées par la ménopause, comme les orques ou les bélugas.

Des biologistes de l’université d’Exeter au Royaume-Uni explorent le sujet en profondeur dans une étude publiée cette semaine par la revue Nature. Ils montrent d’une part que du point de vue de l’évolution, l’apparition de la ménopause chez Homo Sapiens s’est faite de la même façon que chez les cinq espèces de cétacés concernées. Et ils suggèrent, d’autre part, que les mammifères marins ménopausés sortent de la concurrence avec la jeune génération en vue de se reproduire, et peuvent ainsi se consacrer à s’occuper de leurs enfants et de leurs petits-enfants.

«Longue vie» ou «arrêt précoce»

«La vie post-reproductive prolongée chez les femelles – c’est-à-dire la ménopause – est une curiosité du point de vue évolutionnaire, qui a fasciné les biologistes et les anthropologues depuis des décennies. C’est un phénomène très rare, et les humains sont les seuls mammifères terrestres dont on a démontré qu’ils ont acquis une ménopause naturelle au cours de l’évolution», rappellent Samuel Ellis et ses collègues dans l’étude. Au XXIe siècle, les femmes humaines passent 42,5 % de leur vie adulte en moyenne après la ménopause. La comparaison avec nos proches cousins les primates est saisissante : après la fin de leur période de fertilité, il ne reste aux femelles chimpanzés que 2 % de vie…

Comment en est-on arrivé à cette différence flagrante entre notre espèce et les autres hominidés (chimpanzés, bonobos, gorilles…) ? Comment la ménopause s’est-elle mise en place dans la branche des Homo Sapiens alors qu’elle n’est jamais apparue chez les grands singes, depuis que les deux branches se sont séparées à partir d’un ancêtre commun il y a une dizaine de millions d’années ? Deux hypothèses sont débattues. Celle de la «longue vie» propose que la durée de vie des humaines s’est progressivement allongée en leur offrant plus de temps après la ménopause, sans changer la durée de la vie reproductive. L’hypothèse de l’«arrêt précoce» propose au contraire que la ménopause est apparue en raccourcissant la durée de la vie reproductive sans modifier l’espérance de vie totale. Pour les humains, on a compris que l’hypothèse de la longue vie était la bonne. Car une femme humaine a la même durée de vie fertile qu’une femelle chimpanzé et que d’autres primates de taille comparable, mais elle vit bien plus longtemps après l’arrêt de ses cycles ovariens.

Ovaires de béluga

Et pour les mammifères marins ? Là aussi, il s’agit de comparer des espèces proches. La méthode de travail a consisté à estimer l’espérance de vie totale et la durée de la vie reproductive pour 18 espèces de cétacés à dents, dont les cinq espèces qui connaissent la ménopause : l’orque, la fausse orque, le narval, le béluga et le globicéphale tropical. Il a fallu inspecter les ovaires de cadavres (ou éplucher les études précédentes qui ont fait ce travail) pour comprendre l’âge du mammifère marin au moment de sa mort et si ses ovaires étaient encore en activité à ce moment, ou pas… Bilan : les 18 espèces ont une durée de vie reproductive très comparable, liée à leur taille (plus un cétacé est grand et plus il vit et se reproduit longtemps). Mais les espèces ménopausées se démarquent clairement avec une espérance de vie totale bien plus élevée. Les femelles narvals et les fausses orques par exemple, peuvent se reproduire pendant cinquante ans environ, mais elles peuvent vieillir ensuite jusqu’à plus de 70 ans.

Du point de vue de l’évolution, on peut donc conclure que c’est l’hypothèse de la longue vie qui est la bonne aussi chez les cousins des dauphins (enfin, les cousines des dauphines). «Notre étude apporte la preuve que la ménopause est apparue en allongeant la durée de vie des femelles au-delà de leurs années fertiles», résume dans un communiqué Daniel Franks, biologiste à l’université de York et coauteur de l’étude. «C’est une question qu’on se pose depuis longtemps en anthropologie, mais à laquelle on ne peut répondre qu’avec une étude comparative.» Et les travaux qui paraissent ce mercredi dans Nature sont «les premiers à croiser différentes espèces, ce qui est permis par la découverte récente de la ménopause chez plusieurs espèces de cétacés à dents.» Darren Croft, autre auteur de l’étude et chercheur en comportement animal, trouve «fascinant qu’on partage cette évolution avec un groupe taxonomique dont on est si différents. Malgré ces différences, on a montré que les humains et les cétacés à dents ont une histoire convergente.»

Aide intergénérationnelle

Reste à comprendre pourquoi la ménopause est apparue chez l’homme, les orques, les fausses orques, les bélugas, les narvals et les globicéphales tropicaux et chez aucune autre espèce de mammifère parmi les 5 000 que l’on connaît. Cela peut paraître contre-intuitif : «Le processus de l’évolution favorise les traits et les comportements grâce auxquels un animal va passer ses gènes aux générations futures», rappelle Samuel Ellis, et «le moyen le plus évident de faire cela pour une femelle est de se reproduire durant toute sa vie.» Mais les humains et cinq cétacés ont paradoxalement assuré la continuité de leur espèce en laissant les femelles vieillir sans faire de nouveaux bébés.

On trouve des similarités dans la société humaine et celles des cétacés ménopausés. «Premièrement, ces espèces ont une structure sociale dans laquelle les femelles passent leur vie en contact étroit avec leurs enfants et leurs petits-enfants. Deuxièmement, les femelles ont une opportunité d’améliorer les chances de survie de leur famille. Chez les cétacés par exemple, les femelles partagent la nourriture et utilisent leur savoir pour guider le groupe vers les sources de nourriture quand les réserves se font rares», explique Darren Croft.

C’est là qu’est la clé. Dans ces espèces ménopausées, les grands-mères sont toujours vivantes en même temps que la génération des mères, mais n’entrent pas en compétition avec elles pour la recherche de partenaires et la reproduction. Elles sont donc plus disponibles et plus vaillantes pour se consacrer à l’«aide intergénérationnelle», comme l’appelle l’étude, et augmentent les chances de survie de leur progéniture.