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Découverte

Le flair des crevettes met au jour les «paysages chimiques sous-marins»

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Des chercheurs français ont démontré que des petites crevettes vivant au large de Marseille retrouvent leur chemin en suivant des traces chimiques spécifiques à l’eau de leur grotte. Comme des odeurs sous-marines.
Les mysidacés ont l’habitude de sortir le soir de leur grotte pour aller manger et de revenir au bercail avant la tombée de la nuit. Mais comment retrouvent-elles leur propre grotte dans le noir ? (Pierre Chevaldonné/CNRS)
publié le 19 septembre 2024 à 6h53

L’eau a-t-elle une odeur pour les poissons ? «C’est une idée que j’ai eu en rêvant de paysages chimiques sous-marins», explique Thierry Pérez. Du rêve à la réalité, dans sa dernière étude parue dans Frontiers in Marine Science le 17 septembre, ce spécialiste d’écologie marine démontre qu’une espèce de crevette retrouve le chemin de sa maison grâce à l’odeur de la mer, que le scientifique nomme «paysage chimique».

Evidemment, il ne s’agit pas à proprement parler d’une odeur. Mais plutôt de la présence dans l’eau de composés chimiques que la crevette est capable de reconnaître. «Strictement parlant, il s’agit d’une chimio-réception», explique le directeur de recherche au CNRS. Très concrètement, Thierry Pérez et son équipe sont allés chercher une espèce de crustacé vivant dans les grottes sous-marines au large de Marseille, des mysidacés, qui ressemblent à des petites crevettes. Ces petites bêtes ont l’habitude de sortir le soir de leur grotte pour aller manger et de revenir au bercail avant la tombée de la nuit. Mais comment retrouvent-elles leur propre grotte dans le noir ?

Comme des corridors chimiques

Les chercheurs ont mis chaque petit individu dans un aquarium relié à deux autres bassins par un tube en forme de Y. Tout le jeu consistait ensuite à regarder dans quel bassin le crustacé préférait se rendre en fonction des eaux que l’on mettait dans l’un et l’autre. Alors ? Une crevette capturée dans la grotte de l’île de Jarre (au sud de Marseille) passe beaucoup plus de temps dans le bassin contenant de l’eau de sa grotte que dans un bassin rempli d’une autre eau de mer. Par contre, elle passe autant de temps dans les deux réservoirs s’ils sont remplis d’eau de mer pour l’un et d’eau de la grotte Fauconnière (près de Saint-Cyr-sur-Mer, dans le Var) pour l’autre. En clair, les mysidacés «reconnaissent» l’eau de leur grotte.

Mais d’où viennent ces molécules chimiques que les crustacés reconnaissent ? Les chercheurs ont voulu savoir si elles pouvaient être émises par les crevettes elles-mêmes. Après tout, on sait que les fourmis laissent des phéromones derrières elles, comme des corridors chimiques, pour indiquer une source de nourriture, par exemple. Pour tester cette hypothèse, l’équipe de Thierry Pérez a reproduit le même protocole. Mais cette fois ils ont mis, dans un bassin, de l’eau dans laquelle les crevettes avaient barbotté plusieurs heures et, dans l’autre, de l’eau de mer. Les petits cobayes ne montrent aucune préférence pour l’un ou l’autre des bassins.

«Un poisson clown est inféodé à la même anémone»

En réalité, les chercheurs avaient déjà une petite idée de la provenance de ces molécules. Il s’est passé dix ans depuis que Thierry Pérez a eu son rêve et il a eu le temps de faire plusieurs expériences. «On avait déjà démontré, il y a cinq ans, que les mysidacés étaient attirées par les eaux qui ont accueilli les espèces d’éponges que l’on trouve à l’entrée des grottes sous-marines. Ici, dans cette étude menée par la doctorante Marie Derrien, il s’agissait de prouver qu’elles peuvent distinguer l’eau de leur grotte par rapport à celle d’une autre grotte», détaille-t-il. C’est un champ de recherche assez récent. Une autre équipe a déjà démontré, en Polynésie, que des poissons et des crustacés étaient plus attirés par des coraux sains que des coraux morts. «On sait que les interactions chimiques existent dans le milieu terrestre. Les rencontres en discothèques, l’attraction des pollinisateurs pour les fleurs, etc. Mais dans le milieu marin, ce type de médiation a été très peu étudié. Pourtant, il joue un rôle dans le fait que le saumon retrouve la rivière de sa naissance ou qu’un poisson clown soit inféodé à la même anémone», s’anime le chercheur.

Prochaine étape, connaître les molécules dans l’eau. L’équipe a développé une cloche pour caractériser les «paysages chimiques» in situ. Voilà qui devrait faciliter le travail. Problème, «on capte des dizaines de signaux, mais on est capable d’en identifier formellement que quelques-uns», regrette-t-il. Son équipe a aussi fait un lien entre la complexité du paysage chimique de l’eau et la biodiversité au sein d’une grotte. «Les écosystèmes sous-marins sont complexes. Quand on retire une espèce connue pour produire de nombreuses molécules, comme des éponges ou des coraux, c’est tout le paysage chimique qui est bouleversé, et on ignore les conséquences de ce changement», explique Thierry Pérez. Une raison de plus pour protéger toutes les espèces.