«3… 2… 1… Décollage.» Derrière le mythique compte à rebours au micro du directeur des opérations, de nombreux experts doivent jouer une partition synchronisée pour assurer le bon déroulement d’un lancement d’une fusée. De la sécurité à la météo en passant par le suivi en vol de la fusée, rencontre avec quatre de ces figures indispensables au centre spatial guyanais.
Raymond Boyce, directeur des opérations
«En tant que directeur des opérations (DDO) pour ce premier vol d’Ariane 6, mon rôle est d’assurer la préparation de toute la campagne de lancement qui commence des semaines avant le décollage. Avec le Centre national d’études spatiales (Cnes), on est chargés de fournir tout le support logistique pour l’arrivée des clients, c’est-à-dire des satellites à préparer avant leur encapsulation sur le lanceur. Je coordonne aussi des adjoints qui vont superviser le transport de toutes les pièces du lanceur, la sécurité des personnes, mais aussi l’image – comme c’est la première Ariane 6, il y aura beaucoup de prises de photos et de vidéos… Et, après le décollage, mon job et celui de mes adjoints est de coordonner tous les moyens de trajectographie – suivi au radar par exemple – pour s’assurer que le lanceur est dans la bonne trajectoire.
«C’est une fierté pour moi d’être DDO pour ce vol, tout comme c’était une fierté de faire la dernière Ariane 5 l’an dernier. Ce n’est pas un lancement comme un autre, quand on connaît le contexte. On n’a plus de Soyouz ici depuis la guerre en Ukraine, Ariane 5 est terminée, et Vega C a des difficultés depuis son échec récent. Ariane 6 est le seul lanceur européen pour retrouver notre indépendance d’accès à l’espace, donc il faut absolument qu’il fonctionne. Il y a une certaine pression, mais je suis polarisé sur la réussite de ce vol et je suis sûr que ça ira. Je suis toujours confiant, toujours.»
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Laura Chateigner, prévisionniste météo
«J’ai été formée à Météo France et je suis détachée pour travailler au Cnes. Mes activités se limitent à celles des opérations du Centre spatial : c’est intéressant de faire une prévision très spécifique sur un confetti de territoire. En période de lancement, l’un des risques est le foudroiement du lanceur sur le pas de tir : la fusée est équipée de systèmes électroniques qui surveillent son état de santé ou sa localisation en vol, et ces systèmes n’aiment pas la foudre.
«On surveille aussi le vent. S’il est trop fort sur le pas de tir, ça peut créer des vibrations qui endommagent le satellite à l’intérieur de la fusée. Puis, au moment du décollage, on doit savoir dans quel sens vont aller les fumées qui se dégagent des moteurs : il faut éviter qu’elles aillent vers Kourou ou d’autres zones habitées. Et enfin, on doit connaître la force et la direction du vent sur toute la hauteur de l’atmosphère au cas où le lanceur ait un problème et doive être détruit en vol, car une explosion produit plein de déchets qui peuvent être transportés par le vent sur de longues distances, et retomber jusqu’à Sinnamary ou même Cayenne (à une soixantaine de kilomètres, ndlr). On donne une première tendance (météo au vert ou au rouge) à vingt minutes du décollage, puis on donne la couleur définitive à dix minutes.
«Une des raisons pour installer la base spatiale en Guyane est le climat relativement stable, à l’abri des cyclones et des tremblements de terre. Mais par ici, on a quand même des cellules orageuses qui se développent en une demi-heure à peine. Si c’est trop risqué, le lancement est reporté pour garantir la sécurité des gens en toutes circonstances.»
Aline Decadi, ingénieure «sûreté de fonctionnement et sécurité» à l’Agence spatiale européenne
«Avant le lancement, je fais des analyses de risques et des simulations pour détecter les cas de pannes possibles sur le lanceur. Des pannes de systèmes avioniques, mécaniques, électriques ou fluides… Par exemple, on simule le cas où le lanceur est complètement déconnecté de son pas de tir et on n’arrive pas à vidanger les réservoirs, ou à les remplir, ou on a une vanne bloquée… Pour créer ces scénarios, on prend chaque fonction du lanceur et on se demande : comment le faire panner ? C’est un jeu de créativité par excellence. Ensuite on regarde comment robustifier le lanceur pour se prémunir de ces pannes. On a des systèmes de secours, des redondances. L’objectif est de toujours maîtriser le lanceur pour le remettre en sécurité en cas de problème, c’est-à-dire fermer ou ouvrir certaines vannes pour éviter une réaction en chaîne qui mène à l’explosion des réservoirs de carburant.
«Après le décollage, il y a un corridor de vol incluant les petites variantes de propulsion, de roulis, qui peuvent faire dévier un peu le lanceur de la trajectoire parfaite. S’il sort du couloir de vol, on déclenche sa neutralisation. C’est le rôle de l’équipe sauvegarde, qui est enfermée dans une salle, au calme, sans communication avec l’extérieur. On ne peut pas faire pression sur eux. Ils ont des écrans pour surveiller les paramètres de vol, voir les déviations et doivent réagir très vite. Ils sont entraînés pendant des années. Ils sont quatre dans la salle. Une seule personne touche au bouton [de neutralisation, ndlr], c’est le seul décisionnaire. Le collègue à sa gauche lui transmet des données sur l’état de santé du lanceur, et celui à sa droite l’informe sur la trajectoire. Une quatrième personne peut faire remplaçant en cas de malaise.»
Romain Delordre, expert télémétrie au Cnes
«Je suis responsable de l’acquisition de la télémétrie sur les différentes antennes de la station Galliot, sur la montagne des Pères à côté du centre spatial guyanais, et sur les autres antennes à travers le monde pour suivre le lanceur tout au long de son vol. Ici, sur la montagne des Pères, nous sommes à 150 mètres d’altitude, avec une vue dégagée sur le centre spatial et la forêt amazonienne. On a trois antennes principales avec des paraboles d’une dizaine de mètres. Une heure avant le lancement, la fusée commence à émettre des données et nos antennes l’écoutent déjà. On acquiert le signal, on effectue quelques tests. Puis le lanceur décolle, vers l’Est s’il se lance sur une orbite équatoriale, et passe au-dessus de nos têtes avant de disparaître à l’horizon. Nos antennes suivent la position du lanceur pendant les neuf - dix minutes que dure le passage. Puis d’autres antennes partenaires prennent le relais pour la suite du vol : une au Brésil à Natal, puis sur l’Île de l’Ascension, à Libreville au Gabon, et à Malindi au Kenya qui observe en général le moment où le lanceur largue ses satellites.
Si la fusée part sur une autre orbite vers le nord, ici on la voit de dos, et la fréquence radio est brouillée par les flammes qui sortent des moteurs. On compte donc sur une autre antenne à l’ouest de la Guyane, à Saint-Jean-du-Maroni, pour voir le lanceur par le flanc.
«Notre mission est de recevoir les données, s’assurer qu’elles sont cohérentes, éliminer les signaux parasites et transmettre ces données à nos deux principaux clients : l’opérateur du vol (Arianespace en général) et l’équipe de sauvegarde qui vérifie la position du lanceur pour savoir s’il dévie. Nous avons aussi d’autres stations partenaires tout autour du monde pour capter le signal des satellites en orbite basse : aux Bermudes, à Gatineau au Canada, et à New Norcia en Australie notamment. Même depuis l’Australie, les données mettent moins d’une seconde à arriver ici.»