Après une décennie de développement dont quatre ans de retard, c’est presque difficile à croire… mais elle est prête, enfin, pour son grand jour. Haute de 56 mètres, lourde de 540 tonnes une fois remplie de carburant, elle est dressée sur son pas de tir flambant neuf. La toute première Ariane 6 n’attend plus que son public, rassemblé sur les terrasses d’observation du Centre spatial guyanais, sur la plage de la cocoteraie à Kourou ou perché sur les hauteurs du mont Carapa, pour s’embraser et fendre les cieux. Le décollage est prévu ce mardi 9 juillet 2024 à 15 heures locales (soit 20 heures à Paris). Tous les regards mais surtout tous les espoirs sont braqués sur cette grande dame blanche, qui doit rendre à l’Europe son indépendance d’accès à l’espace.
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Ariane 6 ne doit pas décevoir ; les enjeux sont trop importants. Cette exigence guide l’état d’esprit de Raymond Boyce, qui va occuper pour ce lancement historique le siège central de directeur des opérations dans la salle Jupiter, la grande salle de contrôle d’où sont orchestrés les lancements : «Il y a une pression, puisqu’on a des années de retard. Il faut absolument que ce lanceur puisse voler au plus vite et redonner confiance à la communauté.» Ariane 6 est attendue avec d’autant plus d’impatience que l’Europe ne dispose d’aucun autre lanceur à l’heure actuelle : Ariane 5 a pris sa retraite l’an dernier, la légère Vega a enchaîné deux échecs récents et passe par une longue phase de réhabilitation, et la Russie, qui collaborait avec l’Europe pour tirer certaines fusées Soyouz depuis la Guyane, s’est retirée du centre spatial au début de la guerre en Ukraine il y a deux ans. «Avant on pouvait jouer sur trois lanceurs, et maintenant il n’y a plus qu’Ariane 6, résume Raymond Boyce. Il faut qu’on revienne dans la course. Il faut bien que nos satellites institutionnels puissent être envoyés sur notre propre lanceur.»
Enthousiasme et optimisme
Cette période intermédiaire, de flottement, est parfois difficile à vivre pour l’orgueil européen. Il a fallu lancer certains satellites sur des fusées américaines, comme ces deux Galileo – le service européen de GPS – qui ont décollé en avril sur une Falcon 9 de SpaceX. Un nouveau coup dur est tombé récemment avec le désistement d’Eumetsat, l’agence européenne de satellites météorologiques. Le troisième exemplaire d’Ariane 6 devait emporter début 2025 un satellite météo de nouvelle génération, le Meteosat MTG-S1. Cette fusée en cours de fabrication lui est dédiée depuis belle lurette. Mais Eumetsat a annoncé ce jeudi 27 juin avoir annulé le contrat, pour louer à la place les services de SpaceX. Une gifle. Une trahison. Sur les réseaux sociaux, les figures du spatial européen encaissent publiquement ce revers aussi inattendu qu’inexpliqué - manque de confiance en la robustesse d’Ariane ? Une offre trop alléchante proposée par SpaceX pour rafler la mise ? Mystère. C’est «brutal», estime sur Linkedin Philippe Baptiste, président du Centre national d’études spatiales (Cnes). «Surprenante décision», commente pour sa part Josef Aschbacher, directeur général de l’Agence spatiale européenne, habituellement très sobre sur X : «C’est difficile à comprendre, en particulier alors qu’Ariane 6 est dans les temps pour son vol inaugural et que tout se déroule à la perfection. […] La fin de la crise des lanceurs est enfin à notre portée. C’est maintenant que l’Europe doit soutenir notre accès indépendant à l’espace.»
La détermination de Raymond Boyce résonne d’autant plus fort dans la mythique salle Jupiter, avec ses verrières rouges des années 60, dont il nous faisait faire le tour en avril alors qu’Ariane 6 venait d’arriver en Guyane : «Il faut montrer au monde entier que l’Europe, c’est pas terminé. Aujourd’hui on ne parle que de SpaceX, mais nous, on est encore présents. Ariane 6 est un lanceur nouveau, versatile, qui peut assurer tous types de missions. On doit prouver qu’il est prêt, qu’il est fiable, et qu’il peut faire une carrière aussi longue qu’Ariane 5.» En évitant de la commencer par une explosion aussi mémorable que celle de la première Ariane 5 en 1996, si possible. Mais il est hors de question pour autant de céder au stress : après trente ans passés au Centre spatial guyanais et un bon paquet de décollages dans les bottes, le directeur des opérations est serein, enthousiaste et optimiste. «Toujours», insiste-t-il en souriant. Ce mardi 9 juillet au soir, en grand chef d’orchestre, il collectera les feux verts de tous les spécialistes qui l’entourent, alignés derrière les écrans qui retransmettent les données du vol en temps réel – la sécurité, la météo, le suivi de la trajectoire… – et il lancera la séquence automatique de lancement, quelques instants avant 20 heures.
Tarifs bradés
Ariane 6 n’est pas une fusée réutilisable. Mais elle a tout de même revu entièrement sa copie par rapport à Ariane 5, pour être de son temps. Construite à l’horizontale (et non à la verticale comme avant) depuis les usines européennes et jusqu’en Guyane, elle simplifie le travail et permet de faire de grosses économies sur la chaîne de production, le stockage, le transport. Un lancement d’Ariane 6 est donc vendu moins cher qu’un vol d’Ariane 5. Et il est aussi plus souple : le nouveau moteur de son étage supérieur, le Vinci, sorti des usines de Vernon dans l’Eure, peut être allumé plusieurs fois au cours du vol pour placer différents satellites sur différentes orbites. Ariane 6 est adaptée aux lancements de constellations de satellites, ces grappes de milliers d’engins spatiaux qui fonctionnent en réseau pour fournir un accès internet haut débit par exemple. La Commission européenne a son projet de ce genre, Iris², récemment estimé à 6 milliards d’euros.
Mais il n’est pas encore l’heure d’emporter dans l’espace de gros et précieux satellites. Pour se concentrer sur l’enregistrement d’un maximum de données techniques au cours de ce vol inaugural, la première Ariane 6 embarquera surtout une flopée de capteurs et, pour profiter de l’espace disponible sous sa coiffe, une douzaine de mini et modestes passagers. «Pour le premier lancement d’Ariane 5 on avait emporté 4 satellites scientifiques, la mission Cluster, et c’est un pari qui n’a pas marché puisqu’on les a perdus», se souvient Tony Dos Santos, chef de mission du vol inaugural pour l’Agence spatiale européenne (ESA), en nous faisant visiter le haut bâtiment où les satellites sont «encapsulés» sous la coiffe de la fusée. Alors «pour Ariane 6, après réflexion, on s’est dit que la meilleure idée était d’offrir l’opportunité d’accéder à l’espace à ceux qui ne l’auraient jamais. Donc on a ouvert l’embarquement à ceux qui le voulaient. Des universités, des start-ups, des expériences scientifiques.»
L’université de Montpellier a fourni par exemple Robusta 3A, un nanosatellite qui servira de relais de communication pour mieux prévenir les épisodes cévenols en Méditerranée. C’était une occasion en or qui ne se représentera pas de sitôt : le prix des billets pour l’espace a été bradé. «Le tarif était vraiment ridicule. De l’ordre de 1 000, 2 000 euros… 5 000 pour les plus chers peut-être, alors qu’un vol de qualification comme celui-là coûte plus de 100 millions d’euros normalement», rapporte Dos Santos. «Et, pour ce montant, il y a tout le service habituel compris, hein. Les propriétaires des satellites arrivent, on leur met des établissements à disposition, un accompagnement, un soutien technique en cas de souci, et ceux qui le souhaitent peuvent rester jusqu’au décollage.» Les invités exceptionnels du vol inaugural ont pu signer au marqueur la coiffe d’Ariane 6, comme c’est la tradition.
Si ce vol de qualification est une réussite, Ariane 6 effectuera son premier lancement commercial à la fin de l’année 2024 (le temps d’analyser toutes les données de vol avant de remettre le couvert) et mettra cette fois en orbite le satellite militaire français CSO-3. Puis la cadence montera progressivement jusqu’à un objectif de douze décollages par an, soit le double du rythme auquel carburait Ariane 5. L’Europe veut changer d’époque.